Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 69.djvu/619

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aussi de convoitise ; et là, prend place le mystérieux dialogue rapporté par la chronique ; là se déclare également la rivalité des deux femmes, ou, du moins, la haine jalouse d’Agnès Sorel. Cependant, la Pucelle, Dunois et ses preux défient Talbot, et le cri de : « Mort aux Anglais ! » jaillit de toutes les poitrines. Le troisième acte s’ouvre dans le camp anglais ; un conseil de guerre, où figurent la reine Isabeau, le régent Bedford, Talbot, Lionel, nous montre la discorde parmi les chefs. Un coup de main de la Pucelle interrompt les débats ; le camp est incendié, une lutte horrible s’engage, où Talbot succombe. La Pucelle est restée maîtresse du champ de bataille, mais sa destinée l’y cherchait et va l’atteindre. Jeanne croise le fer avec Lionel, et c’est assez de l’avoir vaincu pour qu’elle l’aime : la guerrière s’arrête court, la femme s’éveille. Qu’on se rassure, je n’ai nulle envie de recommencer ici les critiques dont cette foudroyante insolation fut et sera toujours l’objet ; tout au plus voudrais-je les atténuer dans une certaine mesure. Un maître tel que Schiller peut se tromper, mais comment ne pas y regarder de plus près quand on sait que son erreur était à ce point calculée ? Car, il n’y a pas à dire, Schiller n’en veut point démordre, et la preuve, c’est que, dans ce programme d’un autre drame in posse sur ce sujet, nous le voyons maintenir sa première idée et faire de cette évolution soudaine le pivot de sa nouvelle mise en œuvre ; serait-ce qu’ayant à se décider entre l’histoire et la psychologie, et que, comme Allemand, se croyant moins obligé de se conformer à la lettre d’une de nos traditions nationales les plus révérées, il aurait opté pour la psychologie ? La fièvre du champ de bataille surexcite toutes les cordes du cœur de l’homme, à plus forte raison de la femme. Qui empêche qu’en de telles conditions et dans un sujet de dix-huit ans[1] qui s’ignore, le cœur et le sexe se révèlent par éclosion spontanée ? Il y a dans ce fait toute

  1. Voltaire nie les dix-huit ans, il veut qu’elle en ait vingt-sept et part de là pour nier tout le reste : « On lui fait dire qu’elle chassera les Anglais hors du royaume, et ils y étaient encore cinq ans après sa mort, on lui fait écrire une longue lettre au roi d’Angleterre, et assurément, elle ne savait ni lire ni écrire, on ne donnait pas cette éducation à une servante d’hôtellerie dans le Barrois, etc., etc. » Et cependant, au milieu de ces critiques de détail qu’il prend de toutes mains, même de celles du jésuite Mariana, un beau mouvement d’indignation finit par s’emparer de lui ; en présence de tant de bêtise et de cruauté, le mauvais plaisant cesse de rire et vous retrouvez l’honnête homme du procès de Calas : » On sait assez comment on eut la bassesse artificieuse de mettre auprès d’elle un habit d’homme pour la tenter de reprendre cet habit, et avec quelle absurde barbarie on prétexta cette prétendue transgression pour la condamner aux flammes, comme si c’était dans une fille guerrière un crime digne du feu de mettre une culotte au lieu d’une jupe ! Tout cela déchire le cœur et fait frémir le sens commun. On ne conçoit pas comment nous osons, après les horreurs sans nombre dont nous avons été coupables, appeler aucun peuple du nom de barbare. » (Voltaire, Mélanges historiques.)