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elle voit l’Anglais, et ses moutons sont les Français. L’esprit l’enveloppe et la sollicite, ses voix clament. Vainement son père intervient ; prières, menaces, rien n’y fait. Un jour, elle s’échappe à la nuit tombante avec un villageois nommé Claude, qui s’offre à lui servir de guide et la conduit jusqu’au dauphin à travers les défilés de la montagne et les postes anglais. « Je ne crains que la trahison, » disait-elle souvent. L’histoire nous parle d’un traître qui la vendit : faites attention à ce Claude, un mauvais gars, sous air de paysannerie, et qui l’aime depuis longtemps. La cour du dauphin sera ce que voulait Schiller, une sarabande in extremis ; le royaume s’en va par lambeaux. Puissance, honneur, tout est perdu : Vive la joie ! Après nous le déluge ! On se tue à danser, à chanter. N’est-ce pas le caractère le plus tragique des temps que ces alternatives de gaîté frénétique dans les momens les plus sombres ? A côté du chlorotique Charles est sa maîtresse, non plus l’aimante et gentille Agnès Sorel du premier drame, la dame de beauté et de bienfaisante influence donnée à Charles VII par la mère de sa femme[1], mais l’altière Vasthi, l’ennemie née de toute Jeanne d’Arc. Autour de la favorite se groupent les divers antagonismes : c’est le duc d’Alençon, grand meneur d’intrigues, c’est un évêque, un confesseur, se pourléchant à la seule idée d’un bon procès en sorcellerie, puis la tourbe ordinaire des courtisans en sous-œuvre. Jeanne a pour elle le bâtard d’Orléans, une partie de la noblesse qui veut la guerre, et le peuple ; que le poète réussisse à nous peindre ces deux camps, et nous avons aussitôt devant nous ce tableau du temps que Schiller rêvait après coup. Agnès Sorel tient sa cour d’amour ; elle règne entourée de chevaliers, de ménestrels et de jongleurs, quand, au plein d’une fête, parait Talbot, l’homme de fer ; il vient au nom de l’Angleterre sommer le dauphin de renoncer à ses droits sur la couronne. Charles hésite, c’est la fin de la France. — « Non pas, mais son relèvement ! » s’écrie Dunois, accourant hors d’haleine et annonçant la première victoire de Jeanne d’Arc. Elle-même entre sur ses pas, acclamée du peuple et de l’armée, et froidement, ironiquement accueillie de la cour. Charles l’aborde, captivé d’étonnement, peut-être

  1. Celle que chanta plus tard François Ier.
    Gentille Agnès plus de los en mérite,
    La cause étant de France recouvrer,
    Que ce que peut dedans son cloître ouvrer,
    Close nonnain ou bien dévot ermite !
    Vers mignons, exquis, où la grande histoire est devinée, et qui, pour la facture, en remontreraient à notre art moderne. Oh ! cette renaissance, quel souffle de germination que le sien (Henri IV disait : « Je sais d’une escriptoire faire un capitaine ; » elle sait, elle, faire un poète avec un roi.