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Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 69.djvu/684

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des sauvegardes bien trompeuses. On a dit qu’il faut être honnête homme ou brigand de grand chemin. Nous voyons par ce qui se passe qu’il n’est point nécessaire de faire ce choix, qu’on peut accorder les deux choses, qu’il n’est que de savoir s’y prendre pour attenter honnêtement au bien d’autrui.

Les hommes qui gouvernent aujourd’hui les plus grands empires du monde font passer beaucoup de choses avant les intérêts de la civilisation, et les principes par lesquels peut se gouverner une nation aussi mûre que l’Angleterre ne sont pas à l’usage de peuples à peine formés, ardens, inquiets, tourmentés par leur jeunesse et qui n’ont pas d’autre morale que celle de l’appétit, du désir et de l’espérance. Les gens dont la fortune est faite et ceux qui s’occupent de la faire ne sont pas de la même espèce. Au surplus, il n’est pas prouvé que les progrès de l’économie politique soient un remède souverain contre l’humeur guerroyante et l’esprit de conquête. C’est une belle science, mais elle n’est pas toujours pacifique. Si la Russie, d’étape en étape, est arrivée au pied de Hindou-Kouh, il ne faut pas s’en prendre seulement à l’audace de ses officiers et d’épées encore vierges, en quête d’aventures, mais au besoin qu’elle éprouve de conquérir, pour ses industries naissantes, un immense marché dont elle se réservera le monopole. Calcul ou force aveugle, il est des impulsions auxquelles on ne résiste pas.

M. Gladstone est un exemple et une victime de l’ironie du destin. Dès le jour de son avènement au pouvoir en 1880, son mot d’ordre fut : « No intervention ! Ne nous ingérons point dans les affaires des autres peuples, ne nous occupons que des nôtres, et demeurons en paix avec tout le monde. » Il s’est trouvé que, par la force des choses, jamais l’Angleterre n’a été si occupée hors de chez elle que pendant ces dernières années, qu’elle n’a jamais eu tant de démêlés avec tout le monde, ni dépensé tant d’argent et de sang dans des entreprises dont elle a reconnu la vanité et qu’elle a renoncé à pousser jusqu’au bout. M. Gladstone a dû sacrifier la politique qu’il aime à celle qu’il n’aime pas. Cet homme de paix et d’économie s’est vu contraint de tirer l’épée, de passer ses jours et ses nuits dans un perpétuel train de guerre. Il a témoigné de la violence qu’il se faisait à lui-même par la lenteur qu’il apportait à ses préparatifs de campagne et par l’empressement de ses repentirs : on fait toujours mal ce qu’on n’aime pas à faire.

Nous connaissons tous ce Memnon qui conçut le projet insensé d’être parfaitement sage. Il avait juré de fuir les femmes, les plaisirs coûteux, les excès de tout genre. Il se disait : « Mes désirs étant toujours modérés, ma santé sera toujours égale, mes idées seront toujours pures et lumineuses ; je n’envierai jamais personne, je conserverai mes