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poétique, la seule erreur des Grecs. Après avoir fait des chefs-d’œuvre, ils crurent pouvoir donner des régies pour en faire : erreur profonde ! Il n’y a pas d’art de parler, pas plus qu’il n’y a d’art d’écrire. Bien parler, c’est penser tout haut. Le succès oratoire ou littéraire n’a jamais qu’une cause : l’absolue sincérité. » Convenons du moins qu’il serait difficile d’expulser plus agréablement toute littérature de l’œuvre littéraire.

Si l’histoire même, que l’on invoque, n’était pas là tout entière pour démentir ces amusans paradoxes, un peu de logique y suffirait sans doute. Avancer, en effet, qu’il n’y a pas d’art de parler ou d’écrire, c’est à peu près comme si l’on osait dire qu’il n’y a pas d’art de peindre ou de sculpter. Si l’absolue sincérité ne suffit pas à faire les Phidias ou les Raphaël, elle ne saurait donc suffire davantage à faire les Dante ou les Shakspeare, — et non pas même les Taine et les Renan. Nécessaire au succès oratoire ou littéraire, la sincérité n’y est pas suffisante. Y est-elle même si nécessaire ? C’est ce que l’on pourrait discuter, et c’est en tout cas ce que l’on ne pourrait dire sans commencer par définir ce que l’on entend sous ce mot de sincérité. L’entreprise en serait peut-être moins facile, et de plus longue haleine qu’on ne le croit.

Ce qui du moins est certain, c’est qu’il faut qu’un peu de métier, toujours et partout, s’ajoute à cette sincérité pour la faire valoir, et que s’il est quelque part où les meilleures intentions n’ont de prix qu’autant qu’elles sont suivies d’exécution, ce n’est pas en morale, c’est en littérature. Vraie des genres eux-mêmes qui ne sont littéraires que par surcroît, pour ainsi dire, comme le sermon, par exemple, ou comme le discours politique, dont l’objet principal est de convaincre ou de persuader, l’observation l’est bien plus encore de ces genres qui, comme la poésie, comme le drame, comme le roman, n’ont d’objet et de raison d’être que dans la nature esthétique du plaisir qu’ils nous procurent. Des vers mal faits, quelle que soit d’ailleurs la beauté de l’idée, la rareté du sentiment, ou la singularité de la sensation qu’ils veulent exprimer, ne sont pas des vers. Songez plutôt à Chapelain, ce grand érudit ; et rappelez-vous Charles Perrault, qui n’était point une bête ! A quelques conditions que les « productions littéraires » soient soumises, il en est donc une qui domine elle-même toutes les autres : c’est qu’elles soient littéraires, et qu’elles répondent d’abord à tout ce que ce mot implique d’exigences définies. La première vertu que l’on exige d’un menuisier n’est pas de savoir jouer du violon, mais de connaître à fond son état de menuisier. Puissent les poètes et les romanciers me pardonner cette comparaison ! Quelles sont d’ailleurs ces exigences, nous ne saurions ici le dire qu’en termes généraux, et conséquemment assez vagues, puisque la détermination de ces exigences mêmes, selon chaque genre, chaque sujet, et chaque