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Ah ! que lui importe Vivette ! Le soir même des fiançailles, Rose Mamaï déclare à Frédéri : « Si celle-là ne te convient pas, il faut le dire. Nous aurons bientôt fait de t’en chercher une autre. » Le salut de Frédéri, c’est la fin qui justifie tout. « S’il épouse son Arlésienne, j’en mourrai, moi, de ce mariage, » balbutie le grand-père : « Eh ! nous en mourrons tous, répond Rose… Qu’est-ce que ça fait,., pourvu que l’enfant vive ! » Lorsqu’elle envoie Vivette vers son fils avec des conseils pour se faire aimer, elle la regarde aller et s’écrie : « Si c’était moi, comme je saurais bien.. ! » C’est qu’elle a reporté sur cet aîné, seul héritier du père, puisque le cadet est comme s’il n’existait pas, toute la chaleur de ses tendresses : « Quand j’entends mon garçon aller et venir dans la ferme, dit-elle, il me semble que je ne suis plus si veuve… » Et ce n’est pas seulement à un vieux berger, mais à Dieu même qu’elle cherche querelle pour lui : « Ah ! vraiment, gronde-t-elle, il y a des fois que Dieu n’est pas raisonnable ! »

Par l’analyse de l’action, nous avons assez développé le caractère de Frédéri ; c’est bien le fils de sa mère : passionné, lui aussi, mais faible ; honnête avec cela ; de volonté débile et de cœur pur, c’est le dernier rejeton d’une souche de braves gens. Gâté par vingt années de petits soins, il n’est pas de force à lutter victorieusement contre lui-même ; il est une proie toute prête pour l’amour, un prédestiné, bientôt un possédé. Auprès de lui se tient Vivette : ingénue, dévouée, modeste et courageuse, elle a de ces paroles naïves et fines qui font connaître une âme. « Je les sentais là, sous sa blouse, dit-elle à son fiancé (il s’agit des lettres de l’Arlésienne) ; et cela m’empêchait de te croire. — Tu ne nie croyais pas, et pourtant tu voulais bien devenir ma femme ! — Cela m’empêchait de te croire ; mais cela ne m’empêchait pas de t’aimer. » Et le sentencieux Balthazar ! Il rappelle l’illustre Patience de Mauprat, mais sans prétention de jouer un rôle : il n’est qu’un berger qui médite, un homme qui a souffert et qui s’est consolé avec la nature, et non le truchement d’un philosophe. Et le grand-père, Francet Mamaï, si respectable et si bonhomme, qui s’humilie devant Balthazar comme l’un des Burgraves devant son ancien : « Il est d’un temps plus dur que le nôtre, où l’on mettait l’homme par-dessus tout ; moi aussi, je date de ce temps-là, mais je n’en suis plus digne… » Et le patron Marc, jovial, trivial et fleurant l’ail, oncle de Frédéri et sans doute cousin de Tartarin ! Et ce Mitifio, comme envoûté par sa maîtresse, et qui l’adore et qui la bail ? Tous, ici, tous participent d’une vie commune et présentent des traits particuliers. Une figure, je le sais bien, manque à cette galerie : l’Arlésienne. Elle ne paraît pas, et certains spectateurs la réclament : ils se plaignent d’avoir été dupés par l’affiche. Cette déception n’est-elle pas un peu sotte, et cette exigence un peu grossière ? Invisible et présente, l’Arlésienne est ici