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avec un petit tremblement de la voix : « Oh ! .. ô mon pauvre Balthazar ! » Ils se regardent en silence, et lui, le premier, retrouve la parole et s’accuse : n’avait-il pas juré de ne jamais la revoir ? Il n’aurait pas dû rester là. « Pourquoi ? fait-elle avec une mélancolie doucement ironique ; pour tenir notre serment ? Va ! ce n’est plus la peine. » Ils se remémorent leur courage, et elle, se décidant à la fin : « Est-ce que tu n’aurais pas honte de m’embrasser, toute vieille et crevassée par le temps comme je suis là ? .. Eh bien ! alors, serre-moi bien fort sur ton cœur, mon brave homme. Voilà cinquante ans que je te le dois, ce baiser d’amitié. » Une telle scène, en 1872, avait fait rire : comment tenir son sérieux au Vaudeville, alors qu’on n’avait qu’à traverser la rue pour se retrouver chez bignon, comment ne pas se tenir les côtes plutôt devant ce Philémon et cette Baucis échangeant des baisers rances ? L’air provincial de l’Odéon est sans doute plus favorable aux sentimens de ce genre ; on a fort admiré, cette fois, la largeur héroïque et la délicatesse de ce passage, qui semble inspiré par Homère à un élève de Marivaux.

Qui donc prétend que ce morceau est un hors-d’œuvre ? Il n’a pas vu, celui-là, l’effet de ce duo patriarcal sur le héros. C’est après l’accolade des vieillards que Frédéri murmure : « C’est beau, le devoir ! .. Vivette, je t’aime ! » Il n’a pas vu, non plus, ce critique chagrin, le rapport de cet épisode à tout le drame. En regard de Frédéri et de l’Arlésienne, ce couple abandonné à la passion et désemparé, une convenance supérieure, observée par le poète, voulait qu’un autre couple se dressât, Balthazar et Renaude, âmes gouvernées par la vertu et entrant de conserve dans le port.

Ainsi le poète a aidé le dramaturge à composer l’ouvrage : est-ce à dire pour cela qu’il intervienne sans discrétion, qu’il prenne la parole et que les personnages soient ses porte-voix ? Nullement ! Chacun vit pour soi-même, avec son caractère, indiqué au moins par quelques traits ; chacun est mené par ses sentimens, aucun par une force, extérieure. Voyez d’abord la mère, Rose Mamaï : énergique, ardente, elle a toujours vécu en femme loyale et sage, mais « si on ne lui avait pas donné l’homme qu’elle voulait, elle sait bien ce qu’elle aurait fait, » et c’est justement, nous le devinons, ce que fera son fils. Elle est impérieuse, cette riche fermière ; elle impose silence aux serviteurs, même au vieux Balthazar, avec l’autorité d’une matrone qui ne souffre guère qu’on la contrarie. Elle veut plier toutes choses et toutes gens aux intérêts de cet amour maternel dont elle-même subit la tyrannie. Que ne fait-elle pas pour sauver son enfant ? Elle va, la prude femme, jusqu’à souffler à Vivette des avis suspects, presque honteux : « Vous reviendrez ensemble, tout seuls, le long de l’étang. Au jour tombé, les chemins sont troubles. On a peur, on s’égare, on se serre l’un contre l’autre… »