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exigeait qu’on respectât l’autonomie et les droits de toutes les nationalités, Gleirhbererhtigung, comme disent les Allemands. C’était aussi mon avis. Il fallait oublier les querelles de 1848 et se tendre une main fraternelle. Mais, par malheur, je prononçai le nom de Fiume. Fiume est en réalité une ville slave. Son nom est Rieka, mot croate signifiant « rivière, » et dont Fiume est la traduction en italien ; c’est l’unique port de la Croatie ; d’ailleurs la géographie même s’oppose à ce qu’elle soit rattachée à la Hongrie, dont elle est séparée par toute l’étendue de la Croatie. Les yeux de Kossuth s’enflammèrent d’indignation. « Fiume, s’écria-t-il, est une ville hongroise, c’est le littus Hungaricum : jamais nous ne la céderons aux Slaves. »

— J’avoue, dis-je à l’évêque, que je comprends peu l’acharnement des Hongrois et des Croates à se disputer Fiume. Accordez à la ville une pleine autonomie, et comme le port sera ouvert au trafic de tous, il appartiendra à tous.

— Autonomie complète, voilà, en effet, la solution, répondit l’évêque. Nous ne demandons rien de plus pour notre pays.

Le soir, au souper, on parla du clergé transdanubien appartenant au rite grec. Je demande si son ignorance est aussi grande qu’on le prétend. « Elle est grande, en effet, répond Strossmayer, mais on ne peut la lui reprocher. Les évêques grecs, nommés par le Phanar de Constantinople, étaient hostiles au développement de la culture nationale. Les popes étaient si pauvres qu’ils devaient cultiver la terre de leurs mains et ils ne recevaient aucune instruction. Maintenant que les populations sont affranchies du double joug des Turcs et des évêques grecs, et qu’elles ont un clergé national, celui-ci pourra se relever. J’ai dit, j’ai surtout fait dire qu’il fallait avant tout créer de bons séminaires. Dans ces jeunes états, c’est le prêtre instruit qui doit être le missionnaire de la civilisation. Songez bien à ceci : d’un côté, par ses études théologiques, il touche aux hautes sphères de la philosophie, de la morale, de l’histoire religieuse, et, d’un autre côté, il parle à tous et pénètre jusque dans la plus humble chaumière. Je vois avec la plus vive satisfaction les gouvernemens de la Serbie, de la Bulgarie et de la Roumélie faire de grands sacrifices pour multiplier les écoles ; mais qu’ils ne l’oublient pas, rien ne remplace de bons séminaires. »

Ces paroles prouvent que, quand il s’agit de favoriser les progrès des Jougo-Slaves, Strossmayer est prêt à s’associer aux efforts du clergé du rite oriental, sans s’arrêter aux différences dogmatiques qui l’en séparent. Ce clergé lui a cependant vivement reproché le passage suivant de sa lettre pastorale écrite pour commenter l’encyclique du pape Grande munus, du 30 septembre 1880,