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et dont le succès lui tenait au cœur autant que le sien propre. L’ampleur et la force manquaient à Armande ; elle ne put donc tenir dans la tragédie que les seconds emplois ; mais, là même, relevant le luxe très grand de ses costumes par le même goût d’originalité hardie qui lui allait si bien à la ville, ou par un tour de fantaisie romanesque, elle obtenait des succès éclatans ; ainsi, dans une Circé où elle charmait les yeux, « en habit de magicienne, avec une quantité de cheveux épars. » En revanche, elle excellait dans « les rôles de femmes coquettes et satiriques, » lesquels s’accordaient d’eux-mêmes avec sa nature, et dans ceux d’ingénues, bien qu’elle eût sans doute plus d’efforts à y faire.

Dans ceux-ci elle trouvait un partenaire accompli en la personne de La Grange, le type du parfait amoureux, tel qu’on le voulait alors : tendre avec noblesse, empressé avec respect, d’une simple et grande politesse, comme le Cléonte du Bourgeois gentilhomme, à l’occasion dédaigneux ou hautain, d’une fine ironie ou d’une insolence méprisante, comme le Clitandre des Femmes savantes. Ils se faisaient valoir l’un l’autre et, lorsqu’ils jouaient ensemble, c’était un enchantement. Un anonyme a tracé de ce couple rare un portrait enthousiaste. Ils sont, dit-il, d’un naturel accompli, et lorsqu’une fois on les a vus dans un rôle, on ne peut plus y voir qu’eux ; ils produisent l’illusion complète ; certains de leurs jeux de scène, par leur justesse ou leur force, leur finesse ou leur pathétique, valent les tirades les mieux composées. Jamais, chez eux, de ces oublis de la situation, de ces distractions d’ennui ou de coquetterie qui détournent sur la salle l’attention de l’acteur : « Leur jeu continue encore, lors même que leur rôle est fini ; ils ne sont jamais inutiles sur le théâtre, ils jouent presque aussi bien lorsqu’ils écoutent que lorsqu’ils parlent. Leurs regards ne sont jamais dissipés ; leurs yeux ne parcourent pas les loges ; ils savent que leur salle est remplie, mais ils parlent et agissent comme s’ils ne voyaient que ceux qui ont part à leur rôle et à leur action. » Ainsi qu’Armande, La Grange excelle à composer ses costumes, il les porte avec la même élégance. Mais, si tous deux « se mettent parfaitement bien, ils ne pensent plus à leur parure dès qu’ils sont en scène. » Le croirait-on, Armande n’y est coquette que dans la mesure où son rôle l’exige : « Si Mlle Molière retouche quelquefois à ses cheveux, si elle raccommode ses nœuds ou ses pierreries, ces petites façons cachent une satire judicieuse et naturelle ; elle entre par là dans le ridicule des femmes qu’elle veut jouer. » Enfin, elle n’est jamais semblable à elle-même ; elle change à volonté le caractère de sa voix ; « elle prend autant de divers tons qu’elle a de rôles différens. »