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l’imagination échauffée par les plaintes brûlantes d’Alceste, sa haine contre Armande venant par-dessus, elle a réussi la scène et la tirade. Sauf en un point, toutefois, le rôle prêté à Chapelle. Epicurien insouciant, Chapelle n’en était pas moins sensible aux peines de ses amis ; il l’a prouvé en plusieurs circonstances. Or, le langage qu’il tient dans la scène d’Auteuil est celui d’un fort vilain égoïste ; .jamais confident ne joua son rôle de façon plus piteuse. Il ne comprend rien à la douleur de Molière, qui est obligé de lui dire : « Je vois bien que vous n’avez encore rien aimé. » La confession achevée, mal à l’aise, dérangé dans sa quiétude d’esprit, il se dérobe au plus vite : « Je vous avoue à mon tour que vous êtes plus à plaindre que je ne pensois ; mais il faut tout espérer du temps. Continuez cependant à faire vos efforts ; ils feront leur effet lorsque vous y penserez le moins. Pour moi, je vais faire des vœux afin que vous soyez bientôt content. » C’est l’attitude et le langage de ce solennel imbécile de baron dans On ne badine pas avec l’amour, lorsqu’il répond aux supplications passionnées de la pauvre Camille : « Cela me jettera dans le désespoir pour tout le carnaval… Je serai vêtu de noir ; tenez-le pour assuré… Je vais m’enfermer pour m’abandonner à ma douleur ! »

Les consolations de l’amitié sont insuffisantes pour adoucir des amertumes aussi douloureuses que celles dont souffrait Molière. Seul, un autre amour peut les rendre supportables, en attendant que l’on revienne au premier. C’est Mlle de Brie qui aurait rempli auprès de Molière ce rôle d’abnégation. Dans le Misanthrope, elle avait représenté Éliante, et, de même qu’Éliante eût volontiers consolé Alceste des caprices de Célimène, de même Mlle de Brie accueillit Molière rebuté par Armande. Mais elle n’eut pas la pudique réserve d’Éliante, son intervention dans une passion troublée fut moins irréprochable ; enfin sa liaison avec Molière ne saurait leur valoir à l’un et à l’autre une sympathie sans mélange. Elle l’aimait avant son mariage avec Armande ; et, quoi qu’en dise l’auteur de la Fameuse Comédienne, elle semble s’y être résignée facilement ; elle nous apparaît, en effet, comme très accommodante, sans rancune, admettant l’abandon ou le partage et ne tenant pas rigueur à qui lui revenait. Mais il est fâcheux pour Molière qu’une fois marié il n’ait pas pris à son égard une attitude nette et n’admettant aucune interprétation de nature à froisser Armande. Au lieu de cela, un an à peine après son mariage, on le voit habiter la même maison que son ancienne maîtresse. Si la femme légitime avait des torts, quelle arme pour elle ! Armande ne manqua donc pas, dans l’occasion, d’employer cette tactique, féminine entre toutes, qui consiste à attaquer au lieu de se défendre. Dans