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s’accordent à représenter Guérin comme un excellent homme. Il faut ajouter à l’honneur de l’un et de l’autre que, dans leur ménage, la mémoire de Molière fut entourée non-seulement de « respect, » mais de « vénération. » Ce sont les propres termes qu’employait en parlant du premier mari de sa mère, un fils né de leur mariage : en 1698, à peine âgé de vingt ans, ce jeune homme avait imaginé d’achever et de mettre en vers libres la Mélicerte de Molière, et c’est dans la préface de ce travail bien inutile qu’il s’exprimait de cette façon.

Depuis lors, Armande continua sans incidens sa carrière de comédienne, jusqu’à ce qu’elle prit sa retraite, en 1694, à la clôture de Pâques. Le bonheur qu’elle trouvait dans sa nouvelle famille, et aussi la nonchalance naturelle que nous lui connaissons par Molière, l’avaient détachée peu à peu de son art ; elle n’avait encore que cinquante-deux ans, et elle aurait pu briller longtemps encore, à une époque où les comédiennes, même les ingénues et les grandes coquettes, s’éternisaient volontiers dans leur emploi, car, dans un théâtre où un public constant les voyait chaque jour, il ne s’apercevait pas qu’elles vieillissaient. Mais elle s’attachait de plus en plus à son intérieur, où elle vivait très retirée, au fils qu’elle avait eu de Guérin, enfin à une riante maison des champs qu’elle possédait à Meudon et où elle passait tout le temps que lui laissait le théâtre. Cette maison existe encore, au n° 11 de la rue des Pierres, à peu près telle qu’Armande l’a laissée, avec sa porte à plein cintre et ses pavillons dans le style du temps, comme aussi le jardin avec ses allées géométriques, ses charmilles et son berceau de vigne. Elle mourut à Paris, rue de Touraine, le 30 novembre 1700, âgée de cinquante-huit ans. Son acte de décès, ne fait, naturellement, aucune mention de Molière, dont elle ne portait plus le nom : elle n’en reste pas moins pour la postérité, en dépit de ce brave Guérin, la veuve de Molière, celle qui a vécu onze ans près de lui, l’interprète et l’inspiratrice de ses chefs-d’œuvre. Elle le fit souffrir, mais la souffrance est une part de l’inspiration, et, peut-être, sans elle, n’aurions-nous pas le Misanthrope.


GUSTAVE LARROUMET.