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Jusqu’ici nos sculpteurs ont échappé en partie à cette contagion et à ses conséquences. L’âpre carrière à laquelle ils se sont voués, une sorte de rudesse native, spéciale et respectable, qui est l’apanage des forts et des convaincus, les difficultés de la route, les nécessités de l’existence, l’impossibilité de risquer sur un succès incertain le patient labeur que connaissent seuls ceux qui se sont donné pour mission de faire parler la pierre, tout a concouru à préserver du monde ces hommes qui sont l’honneur de l’école française de sculpture. Mille raisons les ont protégés et leur ont permis de conserver en eux un autre idéal que celui de la plaine Monceau, jusqu’à cette apparence d’artistes ouvriers qui n’ont pas toujours pris le temps, au milieu de leurs durs colloques avec le marbre, d’étudier le maniérisme raffiné des salons, et qui ont préféré approfondir les mystères émouvans de la nature plutôt que de s’enfoncer, pour égaler les bourgeois, dans les subtilités de la syntaxe.

Au contraire, c’est une justice à rendre à la plupart de nos peintres, ils ont cherché le succès partout ; et par tous les moyens ils ont tenté de ressusciter les écoles mortes, de rajeunir les traditions oubliées : ils ont exploité l’Italie, la Hollande, l’Espagne, et quelques-uns même ont songé à faire du neuf. N’était-il point nécessaire d’être remarqué et de suivre les goûts, les fantaisies et les caprices des acheteurs ? De là sont venus le tohu-bohu et l’incohérence des Salons actuels de peinture, où se rencontrent côte à côte toutes les tendances du présent, toutes les réminiscences du passé, toutes les influences étrangères, tous les courans cosmopolites. Une école de peinture, véritablement française, ayant un caractère propre, particulier, national, serait en vain cherchée au milieu de tout cela par le mieux intentionné des critiques d’art. Aucune pensée d’ensemble, aucune vue générale, aucun principe, aucun idéal ne relie entre elles les œuvres diverses accrochées le long des murs du palais de l’Industrie. « Chacun pour soi » semble être la seule devise commune à tous les auteurs, qui, depuis le plus grand jusqu’au plus mince, depuis celui qui couvre trente mètres de toile jusqu’à celui dont les œuvres ne se peuvent juger qu’à la loupe, s’abandonnent tous aux jouissances enivrantes d’un individualisme sans frein.

Est-ce un bien ? Est-ce un mal ? Qui sait ? Au demeurant, mieux vaut constater les faits que les discuter, et celui-ci crève littéralement les yeux. Le Salon ressemble à l’un de ces livres qu’un professeur érudit a intitulé : « Morceaux choisis de littérature française, » et où il a rangé dans un ordre savant, c’est-à-dire alphabétique, Racine à côté de Rabelais, Coppée à côté de Corneille, Lamartine à côté de La Fontaine, et Viennet à côté de Victor Hugo.