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Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 69.djvu/919

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mi-corps dans les eaux transparentes. Ces femmes nues sont très exactement peintes, mais leur nudité n’est pas respectable. Elle n’éveille pas en nous le souvenir des fières déesses que les artistes grecs ont enfantées, nues comme la vérité, pudiques comme elle, types impérissables de la beauté idéale et chaste.

Quel que soit le talent de M. Gérôme, l’école néo-classique n’est point faite pour former des maîtres aussi infidèles. Elle veut qu’on ne déserte jamais ce qu’elle appelle quelquefois à tort le « grand art ; » et les écrits de M. Boulanger contiennent sur ce point toute sa doctrine. Mais qu’entend-on par le grand art ? Un tableau de dimensions énormes peut appartenir au « genre ; » un petit tableau au grand art. Ce n’est pas parce qu’il est petit que le tableau de M. Gérôme n’est qu’une vignette admirablement coloriée ; c’est du grand art que la Lady Macbeth de Delacroix et l’on peut dire que la Jeanne Grey de Delaroche appartient à la peinture anecdotique. Le grand art consiste, si toutefois il n’échappe pas à la définition, en une conception absolument personnelle qui étonne ou qui charme par des qualités spéciales qu’on ne rencontre point ailleurs. Il comprend toutes les manières et il admet tous les procédés. Michel-Ange fait du grand art sur les murs de la chapelle Sixtine ; Rembrandt fait aussi du grand art quand il peint la Ronde de nuit ou la Leçon d’anatomie ; Véronèse quand il réunit dans un palais de marbre blanc les invités des Noces de Cana. Et pourquoi ? C’est que chacun de ces maîtres a interprété la nature d’une façon particulière : le premier a réalisé par la perfection de la forme, comme le second a exprimé par la lumière, comme le troisième a rendu par la couleur l’idéal qui était en lui ; tous trois ont imprégné leurs œuvres de ce je ne sais quoi qui est immortel.

Qu’on l’entende bien, nous ne prétendons pas ici mettre ces grands artistes sur le même rang et au même plan ; ce que nous voulons dire seulement, c’est que le grand art est multiple et que l’on arrive aux plus hautes expressions de la beauté par des chemins très divers. Le génie seul est impuissant à faire atteindre le but, il faut que la science le soutienne en route. Léonard de Vinci disait : « Nul ne doit connaître plus de choses que le peintre, » et, passé maître en architecture, en littérature, en sciences diverses, l’auteur de la Joconde se plaignait encore de son ignorance. Il voulait tout savoir, peut-être pour ne se souvenir de rien devant la nature et quand son imagination l’entraînait à des compositions magistrales. C’est que le grand art, s’il exige des connaissances profondes, demande en même temps que l’effort du savant ne se fasse nulle part sentir. Il lui faut la spontanéité, l’élan et je dirai presque