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peinture dramatique. Le moyen âge ne nous apparaît jamais sous des couleurs gaies. Mais il ne suffit pas non plus d’introduire un cadavre dans une composition pour que cette composition devienne dramatique et sévère. L’évêque de M. Luminais emporte Chilpéric comme un paquet. On ne dirait pas que le roi vient d’être assassiné ; le geste vulgaire de son bras, sa tête mollement penchée à droite, sa grosse figure encore joviale malgré sa pâleur feraient plutôt penser qu’il sort en fâcheux état d’un cabaret où l’on boit de mauvais vin. Il n’est pas mort, il est malade. Ses amis ne le transportent pas au cimetière, ils vont le coucher. Nous ne retrouvons pas dans l’œuvre de M. Luminais les accens émouvans et simples qui font le charme des Récits mérovingiens d’Augustin Thierry, dont l’artiste s’est évidemment inspiré. Quand, dans un tableau de cette nature, la curiosité est plus éveillée par l’archéologie que par le drame, par la forme bizarre des costumes que par le sentiment, on peut dire que l’œuvre n’a répondu ni aux efforts de l’artiste, ni à l’attente du public.

M. Rochegrosse s’est mieux inspiré des auteurs. Il a envoyé au Salon de cette année un grand tableau intitulé la Jacquerie. A côté du titre, nous trouvons au catalogue un passage de Michelet qui a inspiré le jeune artiste. « Ils avaient beau se réfugier sous la terre, la faim les y atteignait. Dans la Brie et le Beauvoisis surtout, il n’y avait plus de ressources, tout était gâté, détruit. Il ne restait plus rien que dans les châteaux. Le paysan, enragé de faim et de misère força les châteaux, égorgea les nobles. Les Jacques payèrent à leurs seigneurs un arriéré de plusieurs siècles ; ce fut une vengeance de désespérés, de damnés. Dieu semblait avoir complètement délaissé ce monde. Ils n’égorgeaient pas seulement leurs seigneurs, mais tâchaient d’exterminer les familles, tuant les jeunes héritiers, tuant l’honneur. » Le peintre s’est attaché à commenter exactement le poème de l’historien et à dire sur une toile immense un des épisodes de ce drame terrible et rapide qui s’appela la jacquerie.

Le tableau représente une vaste salle d’un château moyen âge dans laquelle les femmes et les enfans se sont réfugiés. Le châtelain a péri sans doute en essayant de défendre les siens ; l’épouvante tient couchés dans un coin de la salle la châtelaine et ses enfans blêmes de peur. Au premier plan et devant ce groupe est étendue une chaste jeune femme, la sœur ou la fille aînée du seigneur, élégante et vigoureuse comme les femmes de ce temps. Sans doute elle avait longtemps rêvé au fiancé vainqueur d’un tournoi, qu’elle aurait distingué dans la foule de ses admirateurs, et le désespoir des rêves évanouis, l’affreux effroi de la pudeur qui se révolte devant les monstres qu’elle entrevoit, la prosternent et la rivent au sol bien plus que la terreur de la mort. Debout et en avant, l’aïeule