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Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 70.djvu/126

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Ses vastes lectures et ses études poussées en tous sens n’avaient pas pour but unique de la cultiver et de lui procurer des jouissances. Elle y cherchait la solution d’un problème qui l’obsédait depuis qu’elle avait cessé d’être chrétienne. Lorsqu’un homme rompt avec la religion qui a façonné depuis une suite de siècles l’âme de sa race et de sa nation, il s’aperçoit bientôt que ses tentatives pour secouer le passé sont vaines et frivoles. On peut rejeter des dogmes et des doctrines ; on ne peut pas dépouiller l’ensemble d’idées, de coutumes, de lois, d’organisations sociales et de préjugés qui ont découlé de ces dogmes et de ces doctrines dans la civilisation à laquelle on appartient. La plupart des hommes ne s’en aperçoivent pas et se croient libérés du moment où ils ont abjuré certaines croyances et cessé d’observer certaines pratiques. George Eliot sentit le désaccord et ne put le supporter. Elle était de ceux qui ont besoin d’unité, et elle résolut d’en remettre, autant qu’il dépendait d’elle, dans sa pensée et dans sa vie, en se créant un nouveau code de devoir et de morale, indépendant des sanctions et des promesses de la religion. Elle travailla longtemps et avec énergie à trouver une règle de conduite qui pût remplacer les anciennes croyances, mais elle ne sut rien trouver, et c’est pourquoi elle s’en est tenue, dans ses romans, à la vieille morale, aux vieilles vertus et aux vieilles bienséances. C’était plus simple, plus court, et qui sait ? c’était peut-être plus sûr. Ce qui unit ou sépare les esprits, disait-elle, est beaucoup moins ce qu’ils pensent que la manière dont ils le pensent. Il n’y a qu’une vérité : la vérité du sentiment. — Et elle ajoutait : Pour les individus, comme pour les nations, pas de révolutions inutiles ; elles sont dangereuses. — Aucun écrivain n’a été moins révolutionnaire qu’elle, exception faite pour les deux ou trois plaidoyers pro domo sua qu’il faut passer, même avec George Eliot, à la faiblesse humaine.

La question de morale étant ainsi réglée pour autrui, il s’agissait de la trancher pour elle. Accepterait-elle, en ce qui la concernait, les superstitions sociales sur ce qui est permis et ce qui est défendu ? Miss Evans se répondit : Non. Elle ne se sentait que très faiblement liée par les idées d’un monde où elle se considérait comme un être à part. Elle s’en remit à sa seule conscience du soin de décider ce qui était bien et ce qui était mal, sans admettre que sa conscience pût se tromper, ni qu’aucune personne intelligente, et la connaissant, pût hésiter à absoudre les yeux fermés toute résolution qu’elle aurait jugé bon de prendre. Ceci est presque incroyable, mais on en aura tout à l’heure les preuves. En attendant, nous espérons avoir rendu intelligible l’événement que nous avons à raconter.