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à un artiste ionien de songer alors à un pareil travail, il aurait fallu que la pensée et le modèle lui en fussent fournis par quelque ouvrage de l’un de ces peuples plus anciennement civilisés chez lesquels il allait chercher ses inspirations. Or nous ne connaissons aucun monument égyptien, phénicien ou assyrien qui offre ce caractère, et l’on ne chercherait pas moins vainement quelque chose d’analogue dans l’art archaïque grec ou en Étrurie. Maints boucliers votifs ou funéraires sont parvenus jusqu’à nous ; la face externe en est plus ou moins décorée ; mais on n’y rencontre guère que des motifs de pur ornement. Les dessins tout géométriques y tiennent de beaucoup la plus grande place. Parfois une des bandes concentriques est remplie par des rinceaux de feuillage ou par des animaux, réels ou fantastiques, qui défilent un à un, toujours dans le même ordre. Quand il y a, par exception, une image dans le compartiment central, ce n’est jamais qu’une tête, un monstre, un symbole quelconque, qui représente la personne du guerrier ou qui est destiné à effrayer l’ennemi. Pour trouver un monument comparable à celui qui nous occupe, il faut descendre jusqu’au milieu du Ve siècle, jusqu’à l’Athéné Parthénos de Phidias ; le combat entre Thésée et les Amazones était figuré sur le bouclier de la déesse ; mais alors il n’était plus de problème que ne résolût avec aisance la plastique, maîtresse souveraine de la matière et de la forme. Au temps d’Homère, la sculpture n’en était pas là. Faites abstraction de ces simulacres animés qui sont de pures inventions du poète, et vous ne relèverez, dans toute l’épopée, qu’une seule mention d’une statue qui ait pu réellement exister : je veux parler de l’idole assise de l’Athéné troyenne[1]. Encore qu’était-ce que cette idole ? Peut-être un tronc d’arbre à peine dégrossi, où la rudesse du travail se cachait sous l’opulence des ornemens rapportés. Dans de telles conditions, est-il vraisemblable qu’au IXe siècle, en Ionie, il se soit trouvé un artiste capable de distribuer dans le champ du bouclier ces nombreux personnages et d’indiquer clairement, par leurs attitudes, le sens des différentes scènes auxquelles ils prenaient part ? Elle aussi, il est vrai, la ciste de Kypsélos, dont Pausanias nous a laissé une description détaillée, était décorée de sujets variés, dont chacun comportait plusieurs figures ; mais cet ouvrage ne datait que de la seconde moitié du VIIIe siècle ; quatre ou cinq générations, qui n’avaient pas perdu leur temps, s’étaient succédé dans l’intervalle.

Nous ne croyons donc pas pouvoir admettre que la description homérique suppose un original, et ce qui nous confirme

  1. Iliade, VIi, 93, 273, 303.