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dans cette pensée, c’est que le poète n’indique pas une seule fois, à une exception près, quelle place il assigne dans le champ à ses différens tableaux. Nous devinons pourtant, à quelques indices, qu’il a dans l’esprit une certaine idée de la disposition des parties de ce vaste ensemble. Il fait tourner le fleuve Océan autour du bouclier ; quant aux corps célestes, quant à ces sources de lumière vers lesquelles se dirigent tous les regards des hommes, il ne pouvait songer à les mettre ailleurs que vers le milieu même du disque, dans un cercle dont la circonférence aurait été tracée à quelque distance du point de centre. Entre cette ligne et celle qui servait de limite à la mer, il restait ainsi un large anneau circulaire où devaient tenir toutes les scènes destinées à représenter, sous ses principaux aspects, la vie de la société contemporaine. La manière la plus commode de diviser cet espace n’était-ce pas de le couper en zones concentriques entre lesquelles se partageraient les tableaux que trace la main du dieu ? La plupart de ces épisodes ont une contre-partie ; c’est ainsi qu’à la ville assiégée répond la ville qui jouit de l’ordre et de la paix. Pour rendre sensible à l’œil cette sorte de balancement, il suffirait de partager les bandes en deux segmens égaux, dont chacun renfermerait un des deux termes de l’antithèse. Tout s’arrange et se distribue ainsi très clairement dans des cadres que l’on peut, suivant le caractère et l’importance des sujets, agrandir ou diminuer à volonté sans déranger pourtant la symétrie.

Personne alors, certainement, n’aurait été capable de donner une traduction plastique des vers où le poète décrit le bouclier ; mais le poète, en les composant, et les auditeurs, en les écoutant réciter, ont dû se figurer l’œuvre d’Héphaistos comme ordonnée d’après le plan que nous venons d’indiquer. Or où l’aède et son public pouvaient-ils se rendre compte des avantages que présentait ce plan si simple et si savant tout à la fois, ce plan qui s’est imposé à presque tous les archéologues modernes auxquels on doit des essais de restitution du bouclier ? Avaient-ils sous les yeux des ouvrages où le décorateur eût appliqué ce principe ? L’art de Mycènes n’en offre pas d’exemple ; mais, en revanche, c’est dans cet esprit que sont toutes ces coupes de bronze, d’argent et de vermeil que les Phéniciens ont fabriquées par milliers et que, pendant plusieurs siècles, ils n’ont pas cessé de fournir, comme une marchandise de grand prix, aux peuples avec lesquels ils étaient en relations commerciales. Nos musées renferment aujourd’hui un assez grand nombre de ces monumens, que l’on a trouvés un peu partout, à Ninive, à Cypre, à Rhodes, dans la péninsule hellénique, en Campanie, dans le Latium et en Étrurie. On y rencontre,