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L’hypothèse que nous avons présentée, sous toutes réserves, est la seule qui permette de comprendre comment il a pu y avoir un recul partiel, comment les générations qui virent s’épanouir sous leurs yeux cette belle fleur de la poésie épique et qui, les premières, en respirèrent le parfum, n’ont plus ni le luxe un peu barbare de la vieille civilisation mycénienne, ni son audace et sa science d’architecte. Le progrès ne s’est pas accompli, sur ces rivages, d’un mouvement continu et toujours par l’effort d’un même peuple. Il y a eu là des chocs violens entre les différentes tribus qui se sont disputé le sol de la Grèce, des déplacemens forcés où des populations belliqueuses et presque sauvages, mais heureusement douées, se sont substituées à leurs devancières, déjà fatiguées et comme usées par la prospérité. Les colons venus de l’Asie-Mineure avaient apporté dans le Péloponèse un certain goût, une certaine habileté de main, certains procédés industriels qui devaient être alors répandus, depuis l’Amanus et le Taurus jusqu’au golfe de Smyrne, dans toute cette contrée sur laquelle s’exerçait l’influence de ce que l’on appelle aujourd’hui l’empire des Hittites. Rudes montagnards qui descendaient des gorges du Pinde, les envahisseurs ne pouvaient être aussi policés que les anciens maîtres du pays ; pour s’humaniser et se dégrossir, pour se pourvoir d’instrumens et pour s’exercer à s’en servir, il leur fallut du temps, même avec le concours de ces marchands étrangers, de ces Phéniciens, dont les comptoirs se multipliaient dans la mer Egée. Quant aux tribus de race hellénique qui, dans tout ce va-et-vient, avaient été chassées de leurs foyers et contraintes d’aller, jusque dans les îles et en Asie, chercher d’autres demeures, elles avaient dû plus oublier qu’apprendre dans l’agitation de ces déplacemens inquiets et tumultueux. Sans doute, tout en courant ainsi le monde, elles ne pouvaient pas ne point profiter de certains changemens qui se faisaient alors, chez tous les riverains de la Méditerranée, dans les conditions du travail ; c’est ainsi qu’elles s’étaient accoutumées, par degrés, à l’emploi du fer ; mais, jusqu’au moment où elles auraient retrouvé un séjour fixe et une solide assiette, elles ne devaient même pas éprouver le désir de créer un art qui leur appartînt en propre, et surtout elles resteraient incapables de ces hautes ambitions qui ne trouvent à se satisfaire que dans les grandes entreprises de l’architecture. Expression directe du sentiment et de la pensée, la poésie héroïque avait pu s’essayer à moduler ses premiers chants au milieu même de ces luttes et de ces aventures dont elle idéalisera plus tard les souvenirs ; puis, dès que fut garanti le repos du lendemain, elle prit un essor prodigieux et ne tarda pas à produire des chefs-d’œuvre. Deux ou trois siècles