Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 70.djvu/363

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

souper. La maîtresse leur distribue des portions d’une soupe épaisse qu’ils dévorent en silence ; quand elle ordonne, sa voix chantante et rude ressemble à une bise d’hiver. Chacune de ses paroles tombe de haut : c’est une reine en sabots. Voici le patron qui entre. On ne peut pas dire qu’il soit beau : trapu, large d’épaules, roux de poil, la mâchoire encadrée dans d’épais favoris, la peau durcie, les yeux rougis et fatigués par le vent, cet ensemble ne compose pas une physionomie avenante. Cependant on distingue dans toute sa personne un air de commandement. Sur ses traits ingrats on lit tant de sérieux, de virilité et de force, qu’il est impossible de méconnaître un homme. Au prix de ces grandes qualités, la différence d’éducation n’est rien : vous n’hésiterez pas à accepter la franche poignée de main qu’il vous offre. Demandez-lui ce qu’il exploite : d’un geste dominateur, il étend le bras vers les quatre points cardinaux, et taille dans l’immense plaine un grand cercle. Planté ainsi solidement sur ses jambes, humant l’air vif, promenant un regard de maître sur les moissons, il a une mine assez fière. Il passe en revue la ligne des moissonneurs, et soudain les rires se taisent, les faux ronflent plus fort. Il parle peu, mais chaque mot bref, accentué dans le patois du pays, porte juste, et tombe sur le paresseux comme un coup d’aiguillon sur le col d’un bœuf. Il est permis de se demander si ce maître redouté, accoutumé dès l’enfance à se faire obéir des animaux d’abord, des hommes ensuite, libre de pétrir le sol à sa fantaisie, soigneux du détail, attentif à l’ensemble des opérations, n’est pas l’égal, sinon le supérieur, d’une demi-douzaine de désœuvrés, auxquels il verse une fois par an ses fermages, et qu’il aborde, le jour du terme, avec une contenance embarrassée.

C’est une question qu’il se pose peut-être à lui-même, mais il ne dit pas volontiers son secret. Le temps lui manque pour approfondir la philosophie sociale. Il est trop absorbé par l’expérience qu’il poursuit, c’est-à-dire par un essai, timide encore, de grande culture industrielle. Les capitaux et la science lui font défaut. Son père s’en tenait au métayage et croyait à la vertu des jachères. Le fils ressemble à un navigateur, qui, après avoir longtemps serré de près la côte, se lancerait en pleine mer, avec une boussole mal réglée. L’anxiété se peint souvent sur les traits du pilote, et il s’abandonne rarement à ces accès de joyeuse humeur si familiers à ses confrères de la vallée. Il faut une noce ou un enterrement pour le dérider. Auprès de ses combats intérieurs et de ses calculs, les jeux de la politique sont un pur enfantillage. Tous ces grands intérêts d’un jour passent comme la nuée sur sa tête : lui seul demeure. Tant de générations qui ont arrosé de leurs sueurs le