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même sol ; labouré et semé à travers les révolutions des empires ; tiré de siècle en siècle le pain du sillon ; supporté successivement le poids du colonat, celui du servage et les inquiétudes de la liberté, ont pu transmettre à leur dernier représentant la conscience vague de quelque chose de grand et de stable qui survit aux orages. Cependant, il ne saurait plus laisser à autrui le soin de la chose publique. Au fardeau déjà si lourd de ses soucis professionnels s’ajoute la défense de ses droits. Fût-il sourd à l’appel des partis, une crise agricole le réveille brusquement et lui arrache une plainte, qui, de proche en proche, se répand d’un bout de la France à l’antre. N’en doutez pas, c’est lui qui souffre, plus que le petit propriétaire vivant sur son propre fonds, plus que l’homme aux machines, plus que l’éleveur et que le vigneron. Si la main-d’œuvre « augmente, si les journaliers s’en vont à la ville, le fermier des grandes plaines est atteint. A considérer les responsabilités qui pèsent sur sa tête et la somme d’impôts qu’il supporte, on lui pardonne des récriminations un peu vives, une disposition naïve à envelopper dans sa disgrâce le pays tout entier, et des méprises trop excusables sur les causes de son malaise.

Dans ce voyage circulaire autour du département, tous les visages ne sont pas également dignes d’attention. Il suffira de descendre rapidement cette jolie vallée où s’attarde une rivière aux nonchalans détours. Ce n’est pas que le séjour n’en soit agréable : on le devine au nombre des châteaux de tout âge et de toute forme qui se succèdent à intervalles rapprochés. Les Valois ont aimé ces rives. La rivière semble se complaire autour des vieilles murailles et reflète en courant les fleurs de lis et les salamandres. Le sol porte la trace d’une vie facile et heureuse. Divisé en parcelles aussi petites que les cases d’un damier, ombragé d’arbres à fruits jusque sur les routes, rompant la monotonie des cultures par des bouquets d’essences forestières, il semble mettre l’abondance à portée de la main. La plus grande occupation des habitans est de disputer le moindre lambeau de ce terrain béni à l’étreinte des grands parcs. Il n’existe aucun ensemble dans les cultures ; elles présentent à l’œil l’aspect d’un tapis diapré. De même, aucun lieu de solidarité durable ne s’est formé entre les paysans. Chacun vit à l’ombre de son noyer, et, philosophe sceptique, cultive son jardin comme il l’entend. On joue des tours au voisin, mais on ne se querelle ni très haut ni très longtemps. Les gens du pays ont conservé la bonne humeur narquoise qui court comme une veine brillante dans le métal du caractère national. On y boit maint verre de vin frais sous la treille et on ne se met point en peine de savoir comment tourne le monde. Cette bonhomie est