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Combien de propriétaires calculent mal leurs forces et sont écrasés par la nécessité de tenir un grand état de maison ! Combien sont forcés de réaliser ! Il faut vendre s’il y a des mineurs ; vendre, si l’on n’est point assez riche ; vendre de toutes mains et à tout venant. Nous avons reçu les confidences d’un marchand de biens qui venait d’acheter un magnifique château. Il ne pouvait se consoler d’avoir à le débiter en détail. Ce digne successeur des bandes noires avait des entrailles et ne s’acquittait de sa tâche qu’en larmoyant. Il est d’ailleurs, à sa manière, une espèce d’influence départementale, une excroissance maladive de la grande propriété. On le rencontre sans cesse, mais on ne le remarque pas, car il a des yeux, un visage et jusqu’à une nuance de vêtement qui se dérobent à l’attention. C’est quelque chose d’incolore à force de rouler partout. Le regard est fuyant et n’a d’éclat que pour le commissaire-priseur. La parole, au contraire, est nette comme un prospectus bien fait. Vous n’êtes pas depuis un quart d’heure avec cet homme, qu’il a trouvé moyen de vous glisser son adresse. Il vous offre tout ce que vous pouvez désirer, une terre qui vaut un million, jusqu’à un fond de cheminée où l’on voit en relief l’écusson des anciens maîtres. Il revend séparément, bien qu’à contre-cœur, la forêt, le parc, les serres, les ferrures des serres, le mobilier, et jusqu’au gibier. Voulez-vous quelques paires de chevreuils pour repeupler vos chasses, ou préférez-vous des faïences anciennes ? Il tient de tout. Il est du reste sérieux, posé, sans affectation ni vanité malséante, comme il sied à un insecte de bien qui remplit une tâche essentielle dans la nature. De même que le termite ronge consciencieusement sa poutre, il va et vient, s’empresse, divise et subdivise, comme si le salut du monde dépendait de sa diligence. Il joue à la baisse pour acheter la terre, et à la hausse pour revendre. Aujourd’hui, il est alarmé de la dépréciation du sol et il se jette dans la politique pour obtenir des droits protecteurs. Il se fera, s’il le faut, agent électoral : c’est une annexe de son petit commerce. Il trouve ses députés trop mous ; il les harcèle, et, avec sa lucidité d’homme d’affaires, il frappe juste. D’ailleurs, ce répartiteur juré de la fortune territoriale n’est point uniquement occupé à broyer et à morceler. S’il détruit, il se plaît à reconstituer, et revend en gros aussi bien qu’en détail.

Les grands domaines renaissent avec autant de rapidité qu’ils se défont. Nos pères, en décrétant la division des héritages, agissaient en disciples de Rousseau et en admirateurs de l’antiquité. Ils attendaient peut-être de ce morcellement un équilibre social digne de Lycurgue. Au bout d’un demi-siècle, les Français seraient devenus égaux et médiocres. Cent ans sont presque écoulés :