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Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 70.djvu/384

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l’aspect de nos champs ne rappelle pas plus l’égalité Spartiate que l’ordinaire de nos tables ne ressemble au brouet lacédémonien. Nos pères n’avaient pas prévu le développement merveilleux de la richesse mobilière, ni que cette richesse retournerait à la terre comme par une pente naturelle, pour reformer les chasses immenses, les futaies vénérables, et les garennes d’autrefois.

Ce sont les grands noms qui ont le plus de propension vers les grandes terres. Ils prouvent, par leur exemple, qu’avec un peu d’esprit, on n’a pas à craindre les partages et qu’on arrive toujours à combler les trous de son patrimoine. Jadis, un duc et pair disait à sa belle-fille, en apprenant la naissance d’un troisième héritier : « Ma bru, voilà qui va fort bien ; mais si vous m’en donnez encore un, il faudra vendre. » Ce grand seigneur avait compté sans les mariages, qui, pendant trois générations successives, ont redoré son écusson. Le dernier duc vient d’épouser la fille d’un riche industriel. Il abandonne à son cadet la terre patrimoniale, qui ne lui suffit plus, et il achète, à deniers comptans, une ancienne résidence royale. Cette demeure, depuis longtemps silencieuse, s’emplit du bruit des voitures, des piqueurs et des chiens. L’apparence des livrées, la tenue des équipages, surpasse les anciens modèles. Le velours et la soie frôlent de nouveau les vieux escaliers de pierre. Des barques élégantes réveillent l’eau dormante des étangs. Une centaine de fermiers dépendent du château, et, à défaut de véritable déférence, l’intérêt suffit à les maintenir. Que le duc se montre seulement humain, qu’il paie largement les indemnités de ses chasses, qu’il ferme les yeux sur le braconnage, on l’enverra, s’il le désire, à la chambre ou au sénat. Le voilà entré de plain-pied dans les affaires, et plus puissant peut-être, de par ses électeurs, qu’il ne l’aurait été jadis par droit de naissance, avec sa duché-pairie. S’il a plusieurs enfans, il faudra partager. Mais qu’importe ? Ses fils feront comme lui. Ils se marieront bien, et le même somptueux décor les suivra de leur berceau jusqu’à leur tombe. Séduits par le mirage du passé, ils pourront oublier, ils oublieront trop souvent dans quel siècle ils vivent, et quels devoirs d’activité leur incombent, pour être à la hauteur d’une telle situation, car, cette existence magnifique, si elle n’est pas relevée par de hautes ambitions, devient la plus vide et la plus fatigante des féeries.

Qui donc a reproché à la noblesse française d’être fermée, sévère aux nouveau-venus, dédaigneuse de la richesse ? Qui l’a accusée de ne pas savoir, comme l’aristocratie anglaise, se plier aux circonstances, éviter la pauvreté toute nue ? Dans notre province, les sacs et les parchemins n’ont pas cessé d’avoir de l’attrait l’un pour