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cent familles établies dans cent villages et qui gardaient le souvenir d’un commun ancêtre. La centenie a son assemblée qui fait œuvre de justice, en certains cas limités, car l’homme libre attaqué ou injurié repousse lui-même l’attaque, et se venge de l’injure avec l’aide des siens. Enfin, plusieurs centenies forment ce que les Romains appellent une civitas, c’est-à-dire un état gouverné soit par un conseil de princes, soit par un roi, mais aussi par le concilium eivitatis, assemblée des hommes libres du peuple entier.

Tacite décrit ces mœurs avec une admiration contenue. L’opposition qu’il a voulu marquer entre Rome asservie et vieille et la jeune Germanie, féconde en hommes libres, nous émeut encore. Après lui, dans un autre de ces momens où l’esprit, repu des jouissances d’une civilisation achevée, s’éprend des souvenirs de la vie barbare et ressent la nostalgie des origines, un historien philosophe a célébré le « beau système » que les Germains ont trouvé « dans les bois. » Montesquieu entend par là le système de la liberté politique. Aujourd’hui, nous ne croyons plus que les institutions libres aient eu les bois pour berceau. L’inexpérience de l’autorité, l’incapacité de la subir ne sont pas la liberté. La liberté, au sens que nous donnons à ce mot, et le régime représentatif, qui en est la garantie, sont les produits d’un contrat, et il n’y a pas en Germanie de parties contractantes. Au reste, il n’est pas de notre dessein d’étudier ces institutions primitives, et nous voulons dire seulement que les Germains, qui avaient en ce temps-là un nombre d’idées restreint et quelques sentimens très simples, vivaient de la vie locale, dans la famille et dans le village. Ce bel ensemble d’institutions, sur lesquelles on disserte avec la prétention de décider dans quelle mesure les Germains avaient la notion de l’état ou colle de la liberté, n’est guère qu’une apparence. En réalité, il ne tient pas soudées ensemble les diverses parties d’un peuple ; une famille se détache aisément de la centenie, une centenie de la civitas. La plupart des armées d’envahisseurs sont faites de fragmens de peuples, et c’est précisément une cause des migrations germaniques que cette mobilité des groupes germains.

Ces institutions n’avaient pas prévu le progrès de la population. Elles étaient bonnes au temps de la vie nomade, car il importe peu à un peuple en marche que le nombre des enfans s’accroisse : on tient plus de place sur le chemin, et tout est dit. Mais le peuple est devenu sédentaire ; il a des cadres fixes, tant de chefs de famille par village, tant de villages par centenies. La vie ne s’accommode pas de cette arithmétique, et la crue de la population, augmentant le nombre des propriétaires, diminuant le lot de terre labourable, rend la vie impossible. Il faut bien s’étendre, et, quand