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indiqués. Cette bataille, où l’empereur compte en finir avec Blücher, veut-il la livrer sur la rive gauche de l’Aisne ou sur la rive droite? S’efforce-t-il d’acculer Blücher à cette rivière, ou marche-t-il pour gagner de vitesse l’armée de Silésie, traverser l’Aisne avant elle, occuper Laon et y attendre l’ennemi en bonne position? La première de ces combinaisons stratégiques paraît assurément plus simple et plus sûre que la seconde. Acculé à la rive gauche de l’Aisne, Blücher se trouvait dans l’impossibilité d’éviter la bataille qui était l’objectif de Napoléon. Si, au contraire, l’empereur se portait sous Laon pour l’y attendre, l’ennemi avait la faculté de refuser le combat. Il pouvait se retirer sur Reims, Châlons et Troyes, de façon à rejoindre l’armée de Bohême. — Mais les meilleures raisons sont de peu de poids contre les pièces authentiques. Si les probabilités et un certain nombre de documens font penser que Napoléon avait conçu le premier de ces plans, d’autres documens peuvent engager à croire qu’il avait adopté le second. Thiers n’a pas pensé à soulever cette question, ou peut-être il n’a pas voulu la soulever de peur de n’y pouvoir répondre. Elle est, en effet, insoluble, les documens sur ce point étant peu nombreux, absolument contradictoires et présentant la plus extrême confusion[1].

Au demeurant, la question est de peu d’importance en ce qui concerne le grave événement du 3 mars. Que le dessein de Napoléon ait été de combattre Blücher au bord de l’Aisne ou seulement dans la plaine de Laon, la capitulation de Soissons n’en a pas moins eu les mêmes conséquences. Voici pourquoi. Il est manifeste que Napoléon voulait livrer bataille à Blücher, soit en-deçà, soit au-delà de l’Aisne. Or, si le 3 mars, Soissons n’avait pas ouvert ses portes, forcément, le 4 ou le 5 mars, l’armée de Silésie et l’armée impériale se seraient rencontrées sur la rive gauche de la rivière, entre Braisne et Berry-au-Bac. Il serait insensé de croire que dans ces circonstances, imprévues si l’on veut, mais à coup

  1. Les lettres de Napoléon (Correspondance, n° 21.380, 21.393, 21.397, 21.398, 21.401, 21.417, 21.418, 21.426, 21.429) et les lettres de Clarke à Maison (3 mars), de Grouchy à Marmont (4 mars), de Marmont à Berthier (4 mars) (Archives de la guerre), où il est question de tomber sur les derrières de l’ennemi et de lui couper la retraite sur Fismes, sont autant d’indices que l’empereur voulait combattre Blücher entre l’Ourcq et l’Aisne. Mais ne peut-on trouver la preuve que Napoléon ne comptait attaquer Blücher qu’au-delà de l’Aisne dans la lettre de l’empereur à Joseph (Fismes, 5 mars). «... La capitulation de Soissons nous fait un tort incalculable. J’aurais été aujourd’hui à Laon, et il n’y a pas de doute que l’armée ennemie était perdue, » et surtout dans la lettre de Berthier à Marmont (Fère-en-Tardenois, 4 mars). «... Si l’ennemi a marché sur Soissons, c’est vraisemblablement pour se porter sur Laon, et si vous êtes à Soissons avec le duc de Trévise, nous pourrons de notre côté arriver en même temps que vous à Laon... » Il faut remarquer d’ailleurs que, nonobstant cette lettre (peut-être, il est vrai, est-elle peu connue?) tous les historiens français et allemands affirment que l’empereur voulait combattre Blücher en-deçà de l’Aisne.