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sûr singulièrement propices, Napoléon se fût refusé à engager une action qui était son objectif depuis huit jours. Combien de fois la rencontre fortuite de deux armées, ou même une simple affaire d’avant-postes, a-t-elle modifié des combinaisons stratégiques, avancé la date d’une grande et décisive bataille ! La fortune livrait Blücher à Napoléon, ailleurs, plus tôt et dans des conditions plus favorables que l’empereur ne s’attendait à le combattre. Napoléon, qui disait de lui-même : « Je vois et je pense plus vite que les autres, » n’était pas homme à ne point profiter de ce coup du sort. C’est pourquoi s’il est excessif, peut-être, de dire avec Marmont que « la fortune de la France, le sort de la campagne ont tenu à une défense de Soissons, de trente-six heures[1],» avec le roi Joseph que « c’en était fait des Prussiens si Soissons tenait un jour[2], » avec Thiers que « la capitulation de Soissons est, après la bataille de Waterloo, le plus funeste événement de notre histoire[3], » on est en droit de conclure que la reddition de cette ville sauva Blücher des plus grands périls.

Cette conclusion, qui ressort de l’examen des documens français, est confirmée par tous les documens de sources russes et allemandes. Pièces officielles, lettres, ordres du jour, journaux de marche, autant de témoignages de la situation dangereuse où se trouvait Blücher dans les journées des 1er, 2 et 3 mars. C’est la dépêche adressée au feld-maréchal par le major Brunecki, officier de l’armée de Silésie ; ce sont les ouvertures faites à Moreau par Winzingerode, si empressé d’accorder à la garnison les meilleures conditions; ce sont les termes de la lettre de Bulow à Blücher, le 3 mars : «... Je ne doute pas que l’occupation rapide de Soissons, ce point actuellement si important... » C’est le rapport de Bulow au roi de Prusse sur la reddition de Soissons : «... La possession de Soissons était d’une nécessité urgente... S’il n’avait pas été mis en possession de cette place, le maréchal Blücher se serait certainement trouvé dans les plus grands embarras... » Ce sont les ordres du jour de Blücher lui-même, des 2 et 3 mars, qui décèlent tant de confusion et trahissent tant d’incertitudes, qui témoignent que le feld-maréchal voulait tour à tour livrer bataille et battre en retraite, ignorait où il pourrait passer l’Aisne, et se hâta de profiter du pont que lui donnait la capitulation de Soissons. Ce sont les paroles de Woronzof pendant les négociations : « Que les Français emportent leurs pièces et les miennes avec, s’ils veulent, mais qu’ils partent ! » C’est la conversation que ce général eut plus tard avec

  1. Mémoires du duc de Raguse, t, VI, p. 210.
  2. Mémoires du roi Joseph, t. X, p. 11.
  3. Histoire du Consulat et de l’Empire, t. XIII, p. 444.