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Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 70.djvu/612

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REVUE DES DEUX MONDES.

maient. Les deux cavaliers franchirent les portes et galopèrent ventre à terre toute la nuit. Aux premières lueurs du jour, le prince descendit de cheval et dit à son serviteur : « Maintenant, retourne en arrière et ramène mon cheval au palais. Car je dois continuer ma route à pied et désormais je vivrai seul. » Puis il ôta son bonnet à aigrettes de perles et dit à Channa : « Tu remettras ceci au roi mon père et tu lui diras ce que tu as vu. » Puis, tirant son glaive, il coupa ses longs cheveux, insigne de la caste des guerriers. « Je ne suis plus roi, je ne suis plus prince, je ne suis plus guerrier. On ne m’appellera plus Siddârtha (celui qui prospère), mais Çâkya-Mouni (le solitaire de la race des Çâkyas). Je ne commanderai pas par le fer, mais par la loi de l’esprit. Va, porte au roi mon père ce glaive et cette boucle de cheveux. C’est tout ce qui reste de son fils. Quant à moi, il ne me reverra que si je trouve la vérité. Adieu, Channa. Souviens-toi de mes paroles et sois béni de m’avoir conduit hors de mon royaume. »

Le serviteur s’agenouilla devant le prince dans une dernière et muette supplication. Mais celui-ci fixa sur lui un tel regard que son maître lui parut grandi d’une coudée et qu’il crut voir sortir deux rayons de ses yeux. Il se prosterna jusqu’à terre, puis se jeta sur son cheval et partit au galop.

III.

Le prince fugitif poursuivit son chemin sans se retourner. Quand il eut entendu le galop du cheval se perdre derrière lui et qu’il vit l’aube blafarde se lever sur une ville misérable adossée à une colline pierreuse, il respira profondément comme il n’avait jamais respiré. Ne possédant plus rien, il se sentait complètement libre. Rien ne s’interposait plus entre lui et la vérité qu’il voulait poursuivre avec une fermeté inébranlable par l’âpre sentier du renoncement. Il entra chez un marchand, échangea ses vêtemens princiers contre la robe jaune des richis et prit l’écuelle du mendiant, résolu à ne vivre que d’aumônes.

Après avoir reçu l’hospitalité de plusieurs brahmanes, il se mit à l’école du plus célèbre d’entre eux : Arata Kalama, qui avait trois cents disciples. Quand Çâkya-Mouni parut pour la première fois dans cette assemblée, tous les yeux se tournèrent vers lui et un murmure d’admiration parcourut les rangs des auditeurs, tant il était beau et tant son visage répandait de lumière. Mais lui, sans remarquer personne, tout à ses pensées, suivait l’enseignement de la doctrine. Au bout de quelque temps Çâkya-Mouni se dit : « Cette doctrine n’est pas vraiment libératrice. Les pratiques qu’enseigne ce brahmane ne font que pallier les misères de la vie. Le bonheur