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Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 70.djvu/611

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LA LÉGENDE DU BOUDDHA.

dussé-je traverser les souffrances de chaque vie. Quelque grande que soit leur masse, ma pitié est plus grande encore. Que toutes les tortures de l’enfer retombent sur moi et que le monde soit sauvé !

« Channa ! retournons à la maison. Il suffit. Mes yeux ont vu ce que je voulais voir[1]. »


La nuit suivante, Yasôdhara rêva que les jasmins de sa couronne s’étaient flétris et que son lit nuptial s’effondrait dans un tombeau. Elle s’éveilla et vit le prince couché près d’elle, la tête appuyée sur son coude, les yeux grands ouverts et vêtu de sa robe de soie étincelante de pierreries. Elle lui dit son rêve et lui en demanda l’explication. « Quoi qu’il arrive, lui répondit Siddârta, sois sûr que mon amour est de ceux qui ne changent pas. Et maintenant dors, car il faut que je me lève et que je veille. » Elle se rendormit et Siddârtha se leva. Une voix intérieure lui disait : « Le temps est venu » et les étoiles rangées en ordre ajoutaient en scintillant : « C’est la nuit ! Choisis le chemin de la grandeur ou la route du bien : de régner comme le roi des rois ou de marcher seul, sans couronne, sans patrie, pour aider le monde. « Il répondit : « Je ne veux pas de cette couronne qu’on me destine. Je ne veux pas que mon chariot roule ses roues sanglantes, de victoire en victoire, jusqu’à ce que les hommes se souviennent de mon nom. Je marcherai dans les sentiers de la terre, patient et sans tache, faisant de sa poussière mon lit, de ses déserts les plus abandonnés ma demeure et des êtres les plus humbles mes frères. Car toute mon âme est remplie de pitié pour la maladie du monde. J’ai un royaume à perdre ; je perdrai ce royaume, par amour de ces millions de cœurs angoissés qui m’appartiendront un jour, sauvés par le sacrifice que j’accomplis à cette heure. »

Il se pencha sur Yasôdhara, la regarda longtemps et dit : « Jamais plus je ne coucherai ici. » Les larmes qu’il versa sur son visage ne la réveillèrent pas. Elle dormait heureuse sous la promesse d’un amour éternel ! Mais elle ne comprenait pas encore cet amour qui dans le renoncement est plus grand que dans la possession. Siddârta pensait à tout ce qu’elle allait souffrir et sentait son cœur se serrer. Trois fois il se pencha sur elle pour la réveiller, et trois fois il se retint. Enfin, il se couvrit le visage de son manteau et partit.

Puis, d’un pas ferme, d’une voix résolue, il alla réveiller Channa et lui ordonna de seller son cheval. Le fidèle serviteur essaya de détourner son maître de son dessein ; mais Siddârtha lui imposa silence et le pria de l’accompagner dans sa fuite. Les gardes dor-

  1. Light of Asia, livre iii.