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du désir, mais tu ne l’es pas de la lumière. — Eh bien, regarde ! » dit le démon. Çâkya-Mouni aperçut devant lui la forme astrale, le double de Yasôdhara, qui lui dit : « Ne suis-je pas celle que tu as aimée ? Je meurs en te désirant. » Le sage répondit : « Tu n’es pas l’âme de Yasôdhara que j’aime, tu n’es qu’une apparence terrestre. Retourne à ton vide. » Alors toutes les apparitions disparurent comme un crépitement de flammes et comme une traînée de vapeurs.

La nuit devint plus noire encore, la forêt houleuse. Sa surface se creusait, se gonflait comme si la terre ferme voulait devenir océan. L’horizon se soulevait lentement. Une lame gigantesque s’avançait vers le solitaire en méditation et dans cette vapeur une rumeur confuse mêlée de cris. En approchant cela devint une tempête et le bruit formidable ressemblait à celui d’une armée en marche. Des éclairs jaillirent. À cette lueur Çâkya-Mouni vit que la tempête était formée d’innombrables démons. Alors un seul rugissement partit de la terre et du ciel. Le Richi se sentit renversé et broyé sous les pas de mille chevaux-fantômes et d’éléphans en fureur qui lui passèrent sur le corps. En même temps une grêle de flèches, de haches et de fers enflammés lui traversait le corps. Lorsqu’il rouvrit les yeux, un guerrier superbe, aux yeux flamboyans était debout devant lui. Il lui dit : « Je suis le roi de toutes les terreurs et je commande à la terre. Si tu me braves, je puis t’anéantir ; mais si tu m’obéis, je ferai de toi le maître des hommes. Car je tiens dans ma main la Force, la Puissance et la Magie. » Çâkya-Mouni lui répondit : « Ton nom est Orgueil et le mien Compassion. Je te pénètre, mais tu ne peux me pénétrer. » À ces mots, le démon disparut comme un éclair et son armée s’enfuit en poussant des blasphèmes et des cris de rage.

La tentation était finie, l’épreuve terminée, le démon vaincu. Une paix profonde descendit sur Çâkya-Mouni. L’ombre de la terre était sortie de son âme, et une lumière nouvelle l’inonda. Tandis que son corps restait immobile sous l’arbre, son esprit monta dans une extase merveilleuse. Il revit toutes ses existences passées, entrecoupées par de longues stations dans le rêve céleste. Tandis qu’il passait en revue toutes ses incarnations depuis la plus humble jusqu’à la plus haute, il croyait refaire à vol d’oiseau un pénible voyage que jadis il avait fait à pied. Il revit les mornes plaines, les vallées riantes, les côtes abruptes, les précipices affreux qu’il avait traversés. Et de tant de vies pas un effort perdu, pas une douleur stérile, pas un amour qui n’eût porté son fruit. Car de tout cela émanait comme un parfum, le profond souvenir et l’essence divine. Et de sommets en sommets échelonnés, il atteignait enfin la grande cime, la dernière, surplombant toutes