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Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 70.djvu/636

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REVUE DES DEUX MONDES.


leur plaire. Comme ils connaissent mal Jacques Bonhomme, les plumitifs qui, pour le convaincre, commencent par le coiffer d’un gigantesque bonnet de coton, sorte d’éteignoir qui symbolise « l’obscurantisme ! » Les journalistes ressemblent, en pareil cas, à ces grandes personnes maladroites qui parlent bête pour se faire comprendre des enfans. Ceux-ci préfèrent l’accent viril au zézaiement des sots qui cherchent à les imiter. De même, les ruraux n’aiment pas qu’on prenne un air trop rustique pour leur adresser la parole. Si on a l’air de se moquer d’eux, ils entrent dans la farce, et jouent un rôle qui n’est pas à l’avantage de maître Pathelin.

Deux nations ont vécu juxtaposées sur le même territoire: l’une, accessible aux idées générales, reliée facilement au centre, pesant, par l’opinion publique, sur les destinées de l’état, avant qu’elles lui fussent directement confiées; — l’autre passive, entraînée dans des conflits qu’elle ne comprenait pas, dotée de libertés qu’elle ne demandait pas, soulevée quelquefois, aux grandes crises de notre histoire, par ces frissons qui renversent un monde, et retombant ensuite dans son aj)athie. Les hommes d’état marchent à la découverte d’un pays inconnu, car un paysan n’a pas la cervelle construite comme celle d’un bourgeois. Regardez ces deux êtres : ils sont l’un pour l’autre un sujet perpétuel d’étonnement. L’un, de solide complexion, carré, réfléchi dans ses allures, soigneusement rasé à l’ancienne mode ; — l’autre, plus élancé, un peu étroit d’épaules, les mains et le visage efïilés, mobile, cherchant à se composer une tête par une coupe savante de la barbe et des cheveux, les yeux toujours fixés sur quelque miroir invisible, suant par tous les pores les idées générales. L’un interroge plus qu’il ne parle ; ou s’il se noie dans un discours plaintif, c’est pour amuser le tapis : d’ailleurs rude et anguleux. L’autre disserte et tranche ; il donne comme une trouvaille personnelle la leçon apprise par cœur. Il est, selon les cas, banquier, avocat, fonctionnaire, mais rarement un homme. Le frottement de la profession l’a poli, usé sous toutes les faces, comme le roulement du flot arrondit le galet. Le mélange de ces deux types est nécessaire à la démocratie ; et quelle difficulté pour s’entendre, lorsque l’on a ni le même cœur ni les mêmes pensées !

Les voici en présence. Le bourgeois s’efforce d’expliquer sa politique au paysan. Le terrain de la discussion se dérobe. Le lettré s’empêtre dans les langes de ses abstractions ; son raisonnement se heurte à une dialectique enfantine et serrée. Alors il se lance dans les phrases, et il s’aperçoit qu’il prêche dans le désert. Quelquefois l’autre est un malin compère et fait poser le bourgeois. Il devient beau parleur et prie humblement qu’on lui démontre en