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UN DÉPARTEMENT FRANÇAIS.

mère, une vraie paysanne ambitieuse, rêvait pour lui de hautes destinées : il l’apaisait avec un mélange d’autorité et de douceur. Ses oncles, ses tantes étaient gens de mince étoffe : à force de simplicité affectueuse, il comblait les distances, effaçait les disparates. Il savait les belles histoires de son pays, la source où Mélusine retrempe son éternelle jeunesse, le manoir authentique d’un des innombrables Barbe-Bleue. Il racontait cela, sans raillerie, faisant comprendre la poésie cachée sous la vie monotone du paysan, filet d’eau qui se perd dans les herbes, mais qui répand encore une exquise fraîcheur. Assurément, nul homme n’est mieux fait pour ménager la transition de l’âge légendaire à l’âge moderne. Au lieu de secouer brusquement le dormeur, il le prend doucement par la main, et le conduit, par des nuances insensibles, du songe à la réalité.

La famille des ambitieux est plus nombreuse et elle y met moins de façons ; mais aussi son action s’étend plus loin. Qui pourrait suivre les trames compliquées, les alliances offensives ou défensives, les combinaisons d’intérêts qui se nouent et se dénouent dans les campagnes, penserait aux traités de Westphalie et à la confédération du Rhin. Qu’importe la grandeur du cadre ? Il faut presque autant de génie pour manœuvrer dans un canton que sur la scène du monde. Et il est bien inutile d’imaginer, comme Balzac, de ténébreuses conspirations. Quoi de plus légitime que l’influence d’un gros marchand de grains qui prête à ses voisins et leur achète la récolte sur pied ? Il ne prélève point d’intérêt exorbitant, il prend à sa charge les risques de l’entreprise et enlace tout le pays dans un réseau d’obligations mutuelles dont il tient le nœud central : « Devez-vous toujours à quelqu’un ? dit Panurge. Par icelui sera continuellement Dieu prié vous donner bonne, longue et heureuse vie ; craignant sa dette perdre, toujours bien de vous dira en toute compagnie. » Notre rustique partisan doit à tout le monde et tout le monde lui doit. Il est sérieux, appliqué, hardi en spéculations, délibéré dans les manières, mais surtout dévoré du besoin d’agir. Vraiment fils de ses œuvres, c’était à l’origine un simple mitron qui pétrissait la pâte. Chaque pas en avant a été un coup de partie dans lequel il pouvait tout perdre. Il n’a jamais tenté l’impossible, mais il ne s’arrêtera qu’à la mort. Avec cela, nulle sotte vanité ne soutire ses forces. Déjà riche, son intérieur est celui d’un paysan et sa femme fait la cuisine. Il n’en rougit nullement et vous convie avec une dignité tranquille à vous asseoir à la table de famille, dans la grande salle carrelée, en face d’une soupe aux choux et d’un gros linge parfumé de lavande. Que d’embarras il s’épargne en retardant le jour où il faudra mener l’existence bourgeoise, mettre