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UN DÉPARTEMENT FRANÇAIS.

les cheminées dont la fumée vous aveugle quand, par hasard, on les allume ; les aigres médisances, les fades romances d’Henrion ; les demoiselles en saules pleureurs, les grosses mains qui se débattent dans des gants trop étroits ; les piques pour les visites non rendues, les petites fêtes insipides et les bas-bleus de province, les vieilles filles naïves et romanesques qui pondent des romans édifians. Toute cette surface n’a guère changé. En vain les femmes s’efforcent de suivre les modes de la capitale et font venir leurs robes de Paris. Presque toujours elles n’ont ni la grâce, ni l’esprit d’à-propos. Si on porte des boucles sur la tête, ce ne sont plus des cheveux : c’est une toison. Si les chapeaux grandissent, c’est un assaut de pyramides qui relèguent le visage au point géométrique où devrait naître la poitrine. Les plus spirituelles ne s’en aperçoivent pas : il leur manque de vivre dans ce courant dont l’harmonie changeante reflète la couleur du temps. Il en est de même des hommes pour les manières et pour les opinions. Ils sont rudes, et, malgré eux, frottés de paysan. Ils prennent l’habitude de vivre en galoches, et à la cuisine plus souvent qu’au salon. Ils suppriment ainsi les cloisons sociales, sauvegarde de la dignité bourgeoise. Poussez-les tout à coup dans un bal, parmi les lumières, le velours et la soie, sous le feu des regards moqueurs et des rires étouffés, ils iront, marchant sur la queue des robes, écrasant les bottes vernies, rentrant le cou, balançant les épaules, semblables à de gros papillons de nuit qui se heurtent contre une vitre. Leurs opinions ne sont pas moins surannées. Presque toujours, ils vivent sur le ionds intellectuel qu’ils ont acquis pendant leur vie d’étudians. Selon l’âge et la date, ils en sont à Béranger, à Lamartine et à Lélia. Les vieux s’expriment dans le style sonore qui était de mode en 1848. Les jeunes, qui se croient très avancés, relisent, dans des bouquins qui sentent le moisi, tous les anciens pamphlets révolutionnaires. D’autres ne connaissent que leur journal. Ainsi leur bagage intellectuel s’amincit d’année en année. Ils croient se sauver par la violence des doctrines : ils se trompent. Les idées sont des plantes si fragiles ! il leur faut l’atmosphère ardente des grandes villes. On les emporte toutes fraîches : elles sont déjà à moitié fanées sur la route. En vain on les transplante dans un petit jardin et on les arrose de lectures choisies. La bouture s’étiole ; ou bien, au lieu d’une plante magnifique et vénéneuse, il pousse une bonne grosse tulipe qui, pour être veinée de rouge, n’en est pas moins tulipe.

D’où vient cependant que ces mêmes hommes reprennent l’avantage quand ils ont affaire aux paysans ? Leur langage est alors ferme et coloré ; leurs manières paternelles et brusques ont la mesure exacte qui convient à ces grands enfans. Ici, mettez un vrai citadin à