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UN DÉPARTEMENT FRANÇAIS.

ment, qu’il y ait peu de services réels sans influence ? Il existe, dans chaque canton, un homme qui jouit de la confiance universelle. Il tient entre ses mains le secret de la petite et de la grande propriété. Son cabinet est une espèce de confessionnal. C’est le seul endroit du monde où les paysans s’expriment avec franchise et démasquent leurs batteries. Ont-ils un peu d’argent caché ? ils viennent le déposer entre les mains de cet arbitre, en le priant de le faire fructifier comme il l’entend. Tout ce qu’il dit est parole d’évangile. S’il hésite à accepter un dépôt, s’il parle de précautions et de garanties, on se bouche les oreilles. Est-ce qu’on prend des chiens contre le berger ? Vous demandez quel est cet homme, s’il a de grands domaines, et par quel miracle il a conservé, en pleine démocratie, l’autorité patriarcale des anciens seigneurs. C’est tout simplement un petit notaire de campagne.

Voici mieux encore. Vous vous promenez sur la place d’un village un jour de marché. La foule est épaisse, les bestiaux tirent sur leur longe, les pourceaux grognent : c’est une houle à ne point s’entendre. Une charrette met un quart d’heure à traverser la place. Le flot humain résiste à la poussée. Chacun ne pense qu’à ses affaires. Soudain paraît, dans un cabriolet lancé au grand trot, un bourgeois brusque et bourru. Le chapeau enfoncé sur les yeux, sans regarder ni à droite ni à gauche, il distribue des coups de fouet et des injures pour se frayer un passage. Voilà, dites-vous, un grand malotru : il va se f :iire lapider. Nullement ; tout le monde s’écarte, les chapeaux se soulèvent et même les casquettes de soie ébauchent un salut. Toutes les rides, les crevasses de ces visages bronzés ne forment plus qu’un seul pli qui s’épanouit d’une oreille à l’autre. « Bonjour, monsieur le docteur ! vous passerez à la maison ? Le bras du petit n’est pas encore bien remis. Le vieux a des douleurs… » Et le brave docteur passe son chemin, mêlant une ordonnance et un juron, interpellant chacun par son nom et tutoyant les pères aussi bien que les fils.

Quelle misère, s’écrie-t-on, qu’une politique conduite par des médecins, par des vétérinaires ! Le mot est devenu historique. Soit ; mais les persifleurs iront-ils se mettre en campagne, quitter leur intérieur douillet pour courir par monts et par vaux, braver la pluie, la neige et le soleil, donner des soins gratuits aux plus pauvres, se prodiguer de toutes les manières, et souvent vieillir avant l’âge ? Qu’on se représente l’état d’esprit d’un homme qui fréquente les êtres les plus disgraciés, et qui contemple l’animal humain dans sa triste nudité. Plus de châteaux, plus de laquais, plus d’orgueil de caste : mais un abaissement commun de toutes les conditions devant la maladie et devant la mort, des membres forcés par le tra-