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Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 70.djvu/670

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Cependant l’une des insinuations de miss Cragge a laissé dans le cœur de Pauline la flèche aiguë d’une insupportable jalousie ; cette vipère n’a-t-elle pas dénoncé l’engagement du journaliste avec Cora Dares, la jeune fille peintre, une admirable élève de Henner et de Daubigny, qui réussit avec un égal talent le portrait et le paysage? Cora est belle, infiniment attrayante, et bien des signes ont trahi déjà sa tendre préférence pour Kindelon, mais celui-ci affirme à Pauline qu’il n’aime qu’elle au monde et Pauline veut le croire. Il est vrai que ce parangon de sincérité jure non moins éloquemment à Cora qu’il l’adore toujours, que l’enivrement d’une fortune qui semble lui tomber des étoiles a pu seul le séparer d’elle. Or, un hasard heureux fait que, la veille même de la bénédiction nuptiale, l’épouse du lendemain entend les adieux passionnés qu’adresse son fiancé à l’amante abandonnée. Il n’a rien prémédité... Kindelon est incapable de réfléchir, toujours il cède à la tentation du moment avec l’élan irrésistible, l’absence absolue de logique et les intentions généreuses qui, en dirigeant d’une certaine façon violente autant que vague les Irlandais présens et passés, ont fait de la malheureuse Irlande ce qu’elle est devenue, hélas! Son grand cœur hibernois, expansif, aisément attendri, dévoré de flammes légères, changeantes, mais inextinguibles, est assez large pour loger deux amours à la fois et même plus ; en revanche, sa conscience éminemment flottante se refuse à lui montrer le droit chemin, mais Pauline sait mieux que lui ce qu’elle veut et ce qui s’appelle le devoir. Elle repousse pour toujours une fantaisie indigne d’elle et retourne à la solitude de son veuvage qu’aucune illusion ne peut plus embellir.

— Ah! dit-elle au brave cousin Courtlandt, devant qui elle répand sans contrainte toutes ses larmes de honte et de douleur, ma vie est brisée, elle me fait l’effet maintenant d’un escalier qui ne conduit à rien. Combien peu elle m’a donné de satisfaction ! Quelle destinée que la mienne !

— Toutes les existences se valent si nous les considérons à ce point de vue, répond Courtlandt; la différence ne subsiste que dans la manière de les envisager... Vous êtes jeune encore...

— Oh! j’ai soixante ans! s’écrie-t-elle en gémissant de lassitude.

— Dans un an d’ici vous aurez recouvré votre âge normal,

— Non, je ne puis le croire.

— Attendez et vous verrez. J’attendrai aussi.

La veuve rejette sa tête en arrière avec un éclat de rire bref.

— Vous attendrez longtemps.

— J’y compte bien, répond Courtlandt de son air morose et résolu, mais j’aurai le dernier mot. Vous savez que je suis toujours bon prophète ; vous-même, vous me l’avez dit.

Vraiment, Pauline, en présence de cet attachement obstiné, n’a