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n’ont cessé d’honorer leur nouvelle patrie jusqu’à la naissance de l’ivrogne de bonne mine, dernier représentant du nom. Ce sont là. des préjugés, sans doute, mais dont le poids retombera lourdement sur Leah pour l’écraser; elle paiera cher son intrusion, l’erreur qui lui a fait prendre pour une délicieuse musique la vaine pompe et le vain bruit de ce que la Bible qualifiait d’airain sonnant, de cymbales retentissantes ; alors que la vie fashionable, avec ses raffinemens n’était pas inventée, déjà il y avait de fausses amours, de faux honneurs, de faux plaisirs. Mais les enthousiasmes intempestifs des réformatrices trop pressées, les utopies des cervelles surexcitées par une culture vague, les grands projets téméraires que l’on n’accomplit qu’en foulant aux pieds son bonheur et celui de ses plus proches, n’est-ce pas aussi un vain bruit, une vaine fumée, la sonnerie creuse de l’airain, le retentissement non moins orgueilleux qu’inutile des cymbales d’or dont le cliquetis meurt dans l’air?..

Nous serions tenté de le croire en lisant le plus dramatique et le plus attachant de tous les livres de M. Fawcett, celui où il a donné la pleine mesure d’un talent dont on a le droit désormais d’attendre beaucoup : Rutherford[1].

L’héroïne, Constance Calverley, est pourtant ici une noble fille, un type rare de beauté vigoureuse et féminine à la fois, de virginité sérieuse et imposante. Avec ses intentions philanthropiques un peu confuses, mais généreuses, elle rappelle la Dorothée Brooke de Middlemarch ; elle aussi est persuadée que tous les dons de l’intelligence et toutes les ressources d’une grande fortune ne nous sont accordés qu’en dépôt pour servir au bien général, elle aussi aurait honte d’accaparer le bonheur qui, en ce monde, n’est qu’une fugitive exception. La plus tendre compassion pour les misères de l’humanité décide du sort de ces deux femmes, mais l’héroïne de George Eliot, en poursuivant ses grands rêves, ne sacrifie qu’elle-même, tandis que celle de M. Fawcett est funeste d’abord aux deux êtres qu’elle chérit le plus. Par ses refus, qui la torturent d’ailleurs. Constance décide à un mariage déplorable Duane Rutherford, le dilettante aimable épris de la perfection jusqu’au découragement, un Américain formé, affiné par des voyages et revenu d’Europe aussi séduisant que possible. Celui-là ne fait cas que du beau dans un sens esthétique, et pour Constance il n’y a rien de beau que le bien. De là le gouffre qui les sépare; et puis, cette ardente patriote est persuadée qu’un long exil volontaire a rendu Rutherford étranger aux véritables intérêts de son pays. Elle ne peut épouser que celui qui paraît être capable de la seconder dans

  1. Un vol. Funk et Wagnalls. New-Vork, !884.