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Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 70.djvu/699

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leur visage. Les écritures les plus limpides lui font l’effet d’un grimoire.

Son Journal lui servait aussi à soulager son cœur, à épancher son fiel, à régler ses comptes avec les gens qui lui avaient dit : « Comptez sur nous, soyez tranquille, nous vous soutiendrons. » Qu’avait-on fait pour le soutenir? Peu s’en fallait qu’il n’imputât à lord Wolseley des desseins pervers, des lenteurs calculées et scélérates. On voulait donner au mahdi le temps de prendre Khartoum et de tuer Gordon, après quoi l’expédition deviendrait inutile, on pourrait se dispenser de la faire et d’y risquer sa peau : « Je ne vois dans toute l’histoire rien qui approche d’une telle perfidie, si ce n’est Urie trahi par David ; encore y avait-il une femme dans cette affaire, et autant que je le puis croire, il n’y en a point dans la mienne... Que ne fait-on lire Plutarque à nos jeunes officiers? Ils y apprendraient beaucoup de choses, car ils n’ont pas l’air de se douter que l’homme qui tient sa parole remplit le plus élémentaire des devoirs. Mais qui lit Plutarque aujourd’hui? » Il écrivait encore : « Je déclare que si la France avait aujourd’hui voix au chapitre dans les affaires d’Egypte, nous n’en serions pas où nous en sommes. Si vous ne trouvez pas de chevalerie dans votre propre maison, vous feriez bien d’en emprunter un peu à votre voisin... Mais quelle contradiction il y a dans la vie ! Je hais le gouvernement de Sa Majesté pour avoir abandonné le Soudan après avoir causé tous ses malheurs, et cependant je crois que Notre-Seigneur gouverne le ciel et la terre, je devrais le haïr, et sincèrement je ne le fais pas. »

La colère qu’il ressentait contre ses compatriotes n’était égalée que par le mépris que lui inspiraient les quatre prêtres et les six sœurs de la mission autrichienne d’Obeid, qui tombés aux mains du mahdi, s’étaient faits musulmans. Il pardonnait facilement aux sceptiques qui ne voient que des fables, des mythes dans l’évangile ; mais les renégats lui faisaient horreur, il n’admettait pas que, même dans la situation la plus désespérée, on abjurât sa foi pour sauver sa tête. Les six religieuses, de gré ou de force, s’étaient laissé marier avec des Grecs: «C’est le pape qui ne sera pas content! Il était réservé au mahdi d’accomplir pour la première fois l’union des deux églises. » Il opposait à cette douloureuse défaillance l’héroïque obstination d’un petit mahométan, qui, arrêté par les Bédouins, sans se soucier de leurs bourrades, s’était écrié résolument qu’il ne se ferait jamais derviche, qu’il était aussi bien le mahdi que Mahomed-Achmet lui-même, qu’on pouvait le tuer si l’on voulait. « Il paraît que la scène était splendide. Ce petit bonhomme, âgé de neuf ans, avait l’œil en feu ; il gesticulait, trépignait comme un furieux. » La sincérité courageuse était pour Gordon la première des vertus; il estimait médiocrement les autres.

Il avait cru quelque temps que le mahdi était un illuminé, un vrai fanatique, prenant au sérieux sa mission, son métier d’apôtre et de