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et si les garnisons sont massacrées, ce sang versé comme de l’eau rejaillira sur vous. » Aussi bien, s’il ne s’agissait que de lui et de sa sûreté, il était homme à y pourvoir lui-même, à s’en aller quand il lui plairait, en choisissant son heure et son chemin. Mais il entendait ne partir que le dernier, quand tout le monde serait sauvé, il se tenait engagé d’honneur à courir jusqu’au bout la fortune des habitans de Khartoum, de ces pauvres gens qui croyaient en lui, qu’il avait encouragés dans leur résistance et exposés aux féroces ressentimens, aux implacables fureurs du mahdi. Les abandonner à ses vengeances ! plutôt mourir !

C’est ainsi qu’il préparait longtemps d’avance le discours qu’il tiendrait à lord Wolseley, le jour où l’armée de secours ferait son entrée à Khartoum. Hélas! elle n’y devait jamais entrer, et par instans Gordon s’en doutait, après quoi le courage lui revenait et avec le courage la gaîté. Il ne désespérait pas de sortir de son guêpier, et d’en sortir avec gloire. Une fois parti, il comptait s’en aller au Congo, en passant ou par Bruxelles ou par les provinces de l’équateur; mais il était bien résolu à ne plus revoir l’Angleterre. C’était le pays de l’ennui. Le monde et ses fausses vertus, ses stupides servitudes, ses sots caquets, les discours d’apparat, les dîners de cérémonie, des visages qui sont des masques et des masques qui sont des visages, ô misère ! ô vanité! « J’aimerais mieux finir ma vie chez le mahdi, dans la robe d’un de ses derviches, que de m’en aller à Londres pour y dîner chaque soir en ville. » Mais il n’était pas au Congo, il était à Khartoum, où des Bédouins l’assiégeaient, et pour tromper le mortel ennui de sa dure captivité, il employait ses loisirs à consigner dans son journal les incidens de chaque jour.

Un homme tué par un obus, les balles qu’échangent deux sentinelles, une barque qui s’engrave, quelques têtes de bétail capturées par le commandant d’un fort, un vapeur envoyé en reconnaissance sur le Nil blanc ou sur le Nil bleu, les moindres mouvemens de l’ennemi, les rapports des espions, les contes de ma mère l’Oie débités sans vergogne par les déserteurs arabes, il tient note de tout. On lui apprend qu’un Français est arrivé à Obeïd, dans la capitale du mahdi. Il s’imagine que ce Français est l’auteur de la vie de Jésus, « lequel, dans son dernier livre, a pris congé du monde, et qu’on assure être parti pour l’Afrique sans esprit de retour. » Il se promet que si jamais cet illustre ermite vient à Khartoum et se présente aux avant-postes, il ira le voir, et il ajoute : « Renan est un ancien prêtre catholique romain, devenu un grand arabisant; je le crois un homme très malheureux, un esprit agité et inquiet. » Il avait eu pourtant l’occasion de le voir à Londres, et il le croyait très malheureux. Il ne faut pas demander à un inspiré de connaître les hommes et de lire leur destinée sur