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citer une seule femme dans l’œuvre de son romancier, et, en fait d’hommes, j’ai beau chercher, je n’y trouve en tout et pour tout que le seul d’Artagnan. Parmi les centaines ou les milliers de marionnettes que Dumas a fait mouvoir, il n’y a que d’Artagnan qui vive ; et tout ce qui vit dans ses autres romans n’est qu’un agrandissement ou une réduction de ce cadet de Gascogne. Disons du moins qu’il est bien à Dumas, s’il ne faut dire qu’il est Dumas lui-même. Appellerai-je pourtant un grand romancier, l’homme qui n’a pu créer de son fonds que ce seul type? Lisez d’ailleurs ceux de ses romans qui ne s’appuient pas à l’histoire : c’est vraiment la médiocrité même, et je n’en veux excepter ni Monte Cristo, ni les Mohicans de Paris. Des aventures, toujours des aventures, sans intérêt et sans signification, sans base et sans portée, des contes flagrans d’invraisemblance, des contes à dormir debout. Je préfère Aladin, ou la Lampe merveilleuse. En fait de romans de Dumas, il n’y a de lisibles aujourd’hui que ses romans plus ou moins historiques.

Encore ne le sont-ils pas tous, et pour une raison qu’il faut bien que je touche; ils se ressemblent trop; et non pas malheureusement comme les œuvres d’un artiste, mais comme les produits d’un manufacturier. Nous ne faisons pas un reproche à Dumas d’avoir beaucoup écrit, s’il pouvait beaucoup écrire ; mais cette manière de mettre en coupe réglée l’histoire de France tout entière, et, après l’histoire de France l’histoire universelle, d’appliquer mécaniquement sa facilité d’improvisation au XVIe siècle d’abord, puis au XVIIe, puis au XVIIIe puis au XIXe de débiter en feuilletons, quand la matière vient à manquer, les évangiles eux-mêmes, la parabole du Bon Pasteur et le jugement de Ponce-Pilate, et d’exploiter enfin, — n’importe le moyen, mais toujours fructueusement, — cette superstition dont le public se prend quelquefois pour un nom, qu’y a-t-il de plus marchand et de moins littéraire, et si c’est de l’industrie, peut-on dire seulement que ce soit de l’industrie d’art? Ne vous y trompez pas, en effet, et sous cette « merveilleuse » fécondité que l’on vante, reconnaissez au fond une stérilité grande. Car l’histoire lui donne les faits, les caractères, les dénoûmens qu’il faut bien qu’il respecte, ne pouvant pas enfin nous raconter que Charles Ier, roi d’Angleterre, est mort « comme un bon citoyen dans le sein de sa ville » ou que Louis XIV est tombé, dans la fleur de son âge, sous le poignard d’un assassin. Son unique procédé consiste donc à noyer la réalité dans un flot d’inventions romanesques, ridicules souvent, identiques toujours; duel, enlèvement, séduction, combat, évasion, guet-apens et le reste; mais il n’y a vraiment rien de plus simple, et si personne depuis lui ne s’est avisé de recommencer, c’est qu’il a lui-même tant et si copieusement saigné cette veine qu’il l’en a tarie. « J’aime vos romans en vingt et un