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promet pas la fortune à celui qui travaille et qui épargne, mais en ce qu’elle se borne à l’avertir qu’il n’y a pas pour lui d’autres moyens d’y parvenir. C’est assurément un des progrès les plus sérieux des sociétés modernes d’avoir multiplié, en quelque sorte, sous les pas de celui qui vit au jour le jour des fruits de son travail, les institutions de toute nature qui l’invitent à se priver d’une partie de son gain quotidien pour assurer son avenir toujours incertain. Cette belle vertu de la prévoyance (vertu, à vrai dire, plutôt terrestre que mystique) peut en effet, de nos jours, s’exercer de plus d’une manière. Elle peut prendre la forme de la lente accumulation d’un capital plus ou moins considérable, mais qui demeure tout entier, quelqu’emploi qu’il en fasse, la propriété du thésauriseur : c’est la forme de l’épargne. Elle peut consister, au contraire, dans le prélèvement d’une somme définitivement sacrifiée en échange de la garantie contre un risque éventuel ou incertain quant à l’époque, tel que la maladie, l’accident, la vieillesse ou la mort : c’est la forme de l’assurance. Examinons l’exercice de la prévoyance sous ces deux formes, et parlons d’abord de l’épargne.

Il ne faut pas confondre l’épargne et les caisses d’épargne. S’agit-il d’entraîner la conviction du législateur et de le déterminer à la création des caisses d’épargne postale, il est sans doute fort utile de faire observer qu’on ne compte en France qu’un livret de caisse d’épargne sur 12 habitans, tandis qu’on en compte un sur 11 en Prusse, et un sur 10 on Angleterre. Mais il n’en faudrait pas conclure pour cela que les habitudes d’économie soient moins répandues en France qu’en Angleterre ou en Prusse[1]. Sans méconnaître, en effet, l’intérêt de ces données statistiques, on aurait tort d’en tirer des conclusions précipitées ; il faut en particulier soigneusement distinguer ce qui regarde la population des campagnes et la population des villes, les paysans et les ouvriers. Ce qu’on dirait des premiers pourrait bien ne pas se trouver vrai des seconds. Le paysan est thésauriseur en France autant qu’en aucun pays du monde. L’économie est chez lui une vertu cardinale, volontiers à ses yeux la première de toutes. Un paysan me faisait un jour l’éloge de son fils. Après m’avoir chanté ses louanges sur tous les tons, il finit par ajouter avec émotion : « Et puis, monsieur, il est si intéressé ! » Je ne suis pas sûr, en effet, que la limite qui sépare l’économie de l’avarice soit bien nette dans toutes les âmes rurales, mais il y a bien encore quelques autres vertus qui, poussées à l’excès, deviennent des vices. Or il s’en faut que toutes les économies du paysan prennent le chemin de la caisse

  1. Ces chiffres, qui étaient exacts avant la loi du 9 avril 1881, ne le sont précisément plus aujourd’hui.