Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 70.djvu/73

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

louis d’or. Grande fut leur déception d’apprendre que la souscription était close, et ils rentrèrent bien vite chez eux cacher leur argent jusqu’à une occasion meilleure, qui ne devait pas tarder à se présenter lors du second emprunt. Toutefois le paysan n’est pas seul à profiter de ces aubaines. Le même spectacle s’offre à Paris, lors des grandes émissions tentées par l’état ou par les établissemens financiers qui inspirent au public une légitime confiance. La composition de ces longues files qui font queue sur le trottoir à la porte du Trésor ou du Crédit foncier, les jours de souscription, montre bien à quel degré les placemens mobiliers sont entrés dans les habitudes de l’épargne populaire. L’homme en blouse ou en veste de travail y coudoie l’homme en redingote, et la femme en bonnet y dispute avec aigreur sa place à la femme en chapeau. Chacun et chacune y apportent leurs économies, et les plus mal mis n’ont pas toujours la bourse la moins bien garnie.

Ce ne sont pas seulement ces appels retentissans adressés, à un jour donné, au crédit public qui absorbent une grande partie de l’épargne de la nation, c’est encore la sollicitation incessante qu’exercent les grandes compagnies de chemins de fer par l’intermédiaire de leurs plus petites comme de leurs plus grandes gares, transformées en bureaux d’émission dont les guichets sont perpétuellement ouverts. Par ce procédé ingénieux, imité, mais avec un bien moindre succès, par l’état lors de la création du 3 pour 100 amortissable, les compagnies de chemins de fer sont parvenues à se créer dans les campagnes comme dans les villes une clientèle modeste, mais fidèle, qui, à partir du jour où ses économies sont représentées pour elle par un titre d’obligation, considère la compagnie débitrice comme son bien, comme sa chose, et prend un intérêt passionné à ses destinées. J’ai vu un jour un vieux paysan, en blouse bleue, en pantalon de velours brun, appuyé sur un gros bâton, assister, dans une sorte de contemplation muette, à cette opération assez monotone qui s’appelle un tirage au sort d’obligations remboursables. On eût dit, à voir son air de stupeur, que quelque opération cabalistique se passait sous ses yeux ; mais sa destinée tout entière y eût été engagée qu’il n’aurait pas semblé y prendre un intérêt plus intense.

Il est une manière fort simple de constater à quel degré l’obligation de chemin de fer est devenue en France un mode d’épargne populaire : c’est de feuilleter tout simplement un de ces gros registres où sont inscrits les noms et prénoms de tous ceux qui, en échange d’un certificat de dépôt, ont confié leurs titres en garde à la compagnie dont ils sont obligataires. Certes, rien n’est aride et monotone comme une longue nomenclature de noms propres suivis d’un simple chiffre, et cependant rien n’est plus varié et plus