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ou de faits qu’il se sent impuissant à exprimer[1]. La nature doit se plier à des combinaisons tout aussi enfantines, et comme les scènes ainsi réunies se passent dans les milieux les plus divers, on comprend à quels rapprochemens imprévus et peu justifiables aboutissent ces compositions incohérentes dont les élémens pittoresques se trouvent juxtaposés sans la moindre vraisemblance. La sculpture elle-même, d’ailleurs, avait aussi prétendu s’affranchir de cette loi de l’unité à laquelle, bien plus encore que la peinture, elle est astreinte. On sait avec quel art, dans les célèbres portes du baptistère de Florence, Ghiberti est parvenu à s’accommoder, — autant du moins qu’il était possible de le faire, — des difficultés qu’il s’était créées en se posant un programme incompatible avec les conditions mêmes du bas-relief telles que l’antiquité les avait comprises et réalisées.

Peintres et sculpteurs ne faisaient, du reste, que se conformer sur ce point aux exemples qui leur étaient fournis par l’art dramatique. À raison des incidens nombreux et des actions multiples que comportaient alors les mystères, le système de décors usité pour leur représentation reposait sur des expédiens pareils. Après s’être contenté tout d’abord de désigner par des écriteaux les lieux où se passaient les divers épisodes, on avait cru plus favorable à l’illusion de réunir sur la scène et dans un même décor l’ensemble de ces différentes localités, en caractérisant chacune d’elles suivant un mode de figuration accepté par une convention tacite. On peut juger de l’aspect bizarre que devaient offrir de semblables décors d’après un curieux manuscrit où les dispositions adoptées pour la représentation du mystère de la Passion, joué à Valenciennes en 1547, sont exactement retracées[2]. Outre cette habitude de grouper entre eux les élémens disparates de paysages très différens, il faut encore signaler, d’après ce recueil, d’autres analogies non moins formelles entre les fonds de certains tableaux de cette époque et quelques-uns

  1. C’était là aussi un procédé usité chez les anciens. Une coupe phénicienne nous montre rapprochés les uns des autres les divers épisodes de la journée d’un chasseur. Sur plusieurs vases attiques on voit réunies les scènes successives de mariages ou de funérailles, et ces vases portent également des inscriptions destinées à faciliter l’intelligence des sujets représentés.
  2. Bibliothèque nationale (Fr. 12536). Cette représentation est, il est vrai, postérieure à l’époque qui nous occupe, mais elle nous permet de juger des conventions scéniques alors en usage, puisque bien avant cette époque, en Flandre notamment, ces représentations de mystères étaient en honneur. Ce mode de figuration simultanée de localités très diverses réunies dans un même décor persista très longtemps au théâtre : il était encore usité en France et en Hollande à la fin du XVIIe siècle. Les choses changèrent quand, avec un besoin d’unité plus marqué dans l’action, l’étude développée d’un sentiment remplaça l’accumulation d’incidens qui motivait cette bigarrure des décors. Les progrès de l’art de la décoration ont donc marché parallèlement avec ceux de l’art dramatique lui-même.