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force, sa souplesse et sa précision. Avec la même justesse, sa couleur a la même puissance que son dessin. C’est par l’exactitude des intonations et par une nette détermination des valeurs qu’il arrive à ces harmonies intenses qui font rêver de l’Orient. Après lui, après ses successeurs immédiats, vous ne rencontrerez plus, dans l’art des Pays-Bas, ces prés d’une fraîcheur si tendre, ces arbres aux feuillages veloutés, pleins d’une sève généreuse, ces ciels d’un bleu si limpide et si profond, toutes ces vives nuances dont la nature elle-même, aux jours les plus radieux, égale à peine l’éclat. Quant à l’exécution de Van Eyck, vous savez assez qu’elle est inimitable ; mais vous songez à peine à l’admirer, tant elle semble spontanée, ennemie de toute vaine parade, et prémunie contre les entraînemens de la virtuosité. Sans aucune négligence, sans aucune trace de fatigue, elle montre des mérites si divers, elle vous habitue à une telle excellence qu’il faut la comparer à celle des plus habiles pour l’estimer tout ce qu’elle vaut. Ainsi conçue, ainsi figurée, cette Adoration de l’Agneau est une de ces œuvres qui résument d’une manière accomplie toute une époque et qui servent le mieux à la caractériser. Grâce à elle, la peinture tardivement émancipée pouvait désormais, à côté des monumens de l’architecture et de la sculpture du moyen âge, montrer aussi son chef-d’œuvre et, au moment de la décadence de ces deux arts, inaugurer glorieusement dans le Nord l’avènement d’un art nouveau.

Si Jean Van Eyck, le plus jeune des deux frères, n’avait pas été seul chargé de l’exécution de cet immense travail, il y avait eu certainement la plus grosse part. Loin d’être épuisé par une pareille tâche, il donnait aussitôt après la mesure de sa fécondité dans d’autres ouvrages qui, moins importuns par leurs dimensions et plus modestes dans leur programme, attestent peut-être mieux encore l’originalité et la souplesse de son génie. Tel est, par exemple, ce tableau de la Vierge adorée par le chancelier Rollin que nous possédons au Louvre (no 162 du catal.) et dans lequel il semble qu’il ait voulu se proposer les problèmes les plus difficiles et les plus compliqués qu’ait à résoudre un peintre, en réunissant sous nos yeux tout ce que la nature et l’industrie de l’homme ont produit de rare et de précieux. Les marbres, les vitraux colorés et les tapis rivalisent d’éclat avec les étoffes tissées d’or, couvertes de broderies délicates ou étincelantes de pierreries dans cet oratoire qui donne accès à un petit parterre tout fleuri de beaux lis blancs, de glaïeuls et de buissons de roses parmi lesquels des paons et d’autres oiseaux étalent leur brillant plumage. De ce lieu élevé on découvre une vaste étendue de pays. Une ville, avec ses églises et ses maisons, borde les deux rives d’un fleuve dont le cours sinueux,