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percent çà et là, des plantes copiées une à une, d’après nature, mais posées avec raideur et sans aucune vraisemblance. Là encore, comme si l’artiste avait à cœur de nous rassurer sur le sort du prophète, au-dessus de ces entassemens de blocs arides, on découvre, à peu de distance, une contrée riante avec de beaux ombrages, de riches prairies et des montagnes boisées. Dans le Saint Christophe du même peintre[1] apparaît pour la première fois, et rendu avec une vérité saisissante, un de ces effets fugitifs que l’art jusque-là n’avait point essayé d’exprimer. L’éclat extraordinaire du ciel, dans lequel flottent quelques nuages violets, et l’opposition du bleu intense des montagnes avec les colorations dorées de l’horizon, dénotent une juste observation de la nature au moment du coucher du soleil. Mais l’harmonie générale souffre un peu de tous ces tons excessifs et juxtaposés sans ménagement. À côté de ces audacieuses dissonances, il faut bien signaler aussi des naïvetés d’exécution d’un art tout à fait primitif, comme les petites vagues du cours d’eau que traverse le saint, qui se succèdent égales et monotones ; ou bien ces fleurs et ces herbes étudiées avec une conscience scrupuleuse, sans que rien justifie leur rapprochement ; ou enfin des détails encore plus enfantins, comme ces limaçons en promenade et ces lézards qui se visitent familièrement sur les berges.

Il y a loin de là, on le voit, à l’admirable simplicité des Van Eyck, et cependant nous allons retrouver cette simplicité, non pas faite, comme elle l’était chez eux, de force et de grandeur, mais unie chez Memling à l’expression des sentimens les plus tendres et les plus gracieux. On sait avec quelle autorité M. James Weale a débarrassé l’histoire de l’art des légendes composées de toutes pièces sur le compte de Memling. Trop longtemps on avait accepté comme véridique cette fable d’un soldat blessé qui, dans la maturité de l’âge et à la suite d’aventures plus ou moins honorables, serait devenu peintre par accident et aurait employé sa convalescence à produire des chefs-d’œuvre ; comme si la perfection dans l’art s’accommodait de ces désordres et de ces improvisations ! Il est bien établi aujourd’hui qu’avant l’année 1478 Memling était établi à Bruges, qu’en 1480, marié et père de famille, il y acquérait trois maisons et que sa fortune était assez considérable pour lui permettre de faire des avances à cette ville, dans laquelle il mourait vers le commencement de 1494. On pourrait, avec quelque vraisemblance, ajouter que cette aisance il la devait, sans doute, à son travail ; car, pour suppléer au silence des documens écrits, le nombre de ses œuvres et leur importance nous montrent la considération

  1. Musée de Munich, no 109 du catalogue.