Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 70.djvu/845

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’en décharge. » On savait ne pas déplaire à Louis XIV par une allusion discrète à ses préférences de cœur, que la politique ne lui permettait pas de déclarer, mais qu’il aimait à voir reconnaître et approuver. A plus forte raison était-on sûr de ne pas déplaire par de telles allusions à la personne chargée d’un rôle auguste dont elle était aussi fière qu’ennuyée.

S’il n’y a pas de doute sur l’allusion à Louis XIV, il n’y en a pas davantage sur l’allusion opposée qui s’adresse manifestement à son grand ennemi, Guillaume III. On ne peut évidemment demander à La Bruyère l’intelligence des faits qui se passaient alors en Angleterre, de même que de nos jours on n’a pas toujours bien compris en Angleterre ce qui se passait en France. Que Guillaume III fût le représentant d’une nouvelle forme gouvernementale et le fondateur de la liberté politique, qui pouvait alors, du moins en France, deviner cela? Mais ce qui frappait tous les yeux, c’était l’ambition personnelle du prince qui, avant de conquérir l’Angleterre, avait d’abord étouffé la république dans sa patrie. C’était surtout l’immoralité de l’usurpateur qui détrônait son beau-père, d’une fille qui chassait son père pour lui prendre sa couronne. C’est sous ce double aspect que La Bruyère nous le dépeint : « Vous avez surtout un homme pâle et livide qui n’a pas sur soi dix onces de chair et que l’on croirait jeter à terre du moindre souffle. Il vient de pêcher en eau trouble une île entière... Il a montré de bonne heure ce qu’il savait faire; il a mordu le sein de sa nourrice ; elle en est morte, la pauvre femme ; je m’entends, il suffit ! » Quelques pages auparavant, La Bruyère mettait en scène le prince d’Orange lui-même et le faisait parler : — « Un homme a dit : Je passerai les mers, je dépouillerai mon père de son patrimoine ; je le chasserai, lui, sa femme, son héritier, de ses terres et de ses états ; et, comme il l’a dit, il l’a fait. » — Évidemment, voilà un caractère qui n’est pas une peinture abstraite, mais un vrai portrait. Il ne s’agit pas ici de l’usurpateur en général ; il s’agissait d’un usurpateur en particulier. La Bruyère ne pouvait récuser l’application ; il la faisait lui-même.

La Bruyère n’aurait pas désavoué davantage l’application du portrait d’Emile, qui n’est autre que le grand Condé : — « Emile était né ce que les plus grands hommes ne deviennent qu’à force de règles, de méditations et d’exercice... Les jeux de son enfance ont été plusieurs victoires,.. incapable de céder à l’ennemi, de plier sous le nombre,.. une âme de premier ordre pleine de ressources et de lumières;.. grand dans la prospérité, plus grand quand la fortune lui a été contraire,.. dévoué à l’état, à sa famille, au chef de sa famille, sincère pour Dieu et pour les hommes,.. vrai, simple, magnanime, à qui il n’a manqué que les moindres vertus. » — Ce portrait peut être rapproché de celui de Bossuet; de part et d’autre,