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de s’acquitter et de s’enrichir. Excellent conseil ! Une mine d’or, un Pérou pour ceux du moins qui ont su l’inspirer à leur maître ! » Sans doute, la première partie de cette maxime ne peut guère viser que Colbert ; mais a-t-on jamais mis en doute l’intégrité de ce ministre ? Peut-être, comme le dit M. Servois, le remboursement des rentes de l’Hôtel-de-Ville, qui ruina tant de monde, fit-il courir à Paris dans la bourgeoisie, de mauvais bruits contre Colbert, dont La Bruyère serait ici l’écho. Dans d’autres cas, l’application paraîtrait évidente si les dates ne s’y opposaient et si les événemens n’eussent suivi La Bruyère au lieu de l’inspirer. Par exemple, ne serait-on pas porté à croire que l’original de Timante, abandonné dans sa disgrâce par les courtisans, mais auquel une pension et un nouveau poste ramènent la faveur, est Pomponne, disgracié en 1672 et redevenu ministre d’état en 1691 ? Mais ce portrait, étant de deux ans antérieur à cette dernière date, ne peut évidemment lui être applicable. Il n’est pas douteux, d’ailleurs, qu’il n’y eût plusieurs personnages plus ou moins haut placés qui aient pu servir ici de prétextes et de modèles.

C’est bien, sans aucun doute, de Louvois qu’il s’agit dans la maxime 59 du chapitre sur la Cour. Mais il n’y est nommé qu’indirectement : « Celui qui dit : Je dînai hier à Tibur, ou j’y soupe ce soir, qui le répète, qui fait entrer le nom de Plancus dans les moindres conversations, qui dit : Plancus me demandait-, je disais à Plancus,.. celui-là même nous apprend dans ce moment que son héros vient de nous être enlevé par une mort extraordinaire… Il accuse le mort, décrie sa conduite,.. lui ôte jusqu’à la science des détails, ne lui passe point une mémoire heureuse, lui refuse l’éloge d’un homme sévère et laborieux, ne lui fait pas l’honneur de lui croire parmi les ennemis de l’empire un ennemi. » Plancus est évidemment Louvois : tous les traits s’appliquent à lui ; mais ici le but de La Bruyère est moins peut-être de peindre un grand ministre qu’un plat courtisan. Quant à l’ingratitude qui est peinte ici, il est probable que beaucoup d’originaux ont posé devant le satiriste. De même pour ceux qui disent à l’avènement d’un ministre : C’est mon ami ; il m’est assez proche, le fait a dû se produire plus d’une fois. On cite Villeroy, qui, lorsque Pelletier fut promu au contrôle général, s’écria qu’il en était ravi, « parce qu’ils étaient parens, » quoique ce ne fût pas vrai. Il est, d’ailleurs, peu important ici de savoir si tel personnage a été l’original de la copie ; il suffit que l’on en puisse voir en lui une des épreuves. On rapproche aussi des noms de Xanthus et de Crassus (Mérite personnel, 18), ceux de Louvois et de son fils Courtenvaux ; mais Louvois n’était probablement pas le seul ministre qui cherchât à pousser un fils incapable.