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chrétien et Français. Boileau était un écrivain, mais il n’était pas un penseur ; La Bruyère est un penseur et un écrivain. Ce qui était un obstacle pour l’un n’en était pas pour l’autre, qui de lui-même restait en-deçà.

Il y a aussi un problème intéressant dans le passage suivant : « Deux écrivains dans leurs ouvrages ont blâmé Montaigne... L’un ne pensait pas assez pour goûter un écrivain qui pense beaucoup ; l’autre pense trop subtilement pour s’accommoder de pensées qui sont naturelles. » Point de doute sur le second de ces deux écrivains ; c’est pour tous les commentateurs Malebranche, qui, en effet, pense bien subtilement, et qui dans la Recherche de la vérité (liv. II, troisième partie, ch. VI) a vivement et spirituellement critiqué Montaigne. Mais on n’est pas d’accord sur le premier. Nicole est nommé dans la plupart des clefs ; et nous inclinons à croire que c’est bien de lui qu’il est question. Cependant on fait deux objections : la première, c’est qu’il vivait encore en 1687 et qu’on ne voit pas la raison de cet imparfait : il ne pensait pas assez ; la seconde, c’est que la page des Essais de morale que Nicole a consacrée à Montaigne n’a paru qu’après les Caractères. Mais cette seconde raison ne vaut rien ; car déjà, dans la Logique de Port-Royal, Nicole avait parlé de Montaigne sur le ton de la satire ; et l’on savait bien dans le monde que Nicole avait collaboré à la Logique, et que les parties les plus ingénieuses étaient de lui. Si La Bruyère a employé l’imparfait, je crois que c’est tout simplement une politesse, ayant pour but de dépister le lecteur. On peut dire de quelqu’un sans le blesser qu’il pense trop subtilement, mais il est dur de dire d’un autre qu’il ne pense pas assez : l’application eût été trop brutale. Quant au nom de Balzac, proposé par Sainte-Beuve et qu’aucune clef ne cite, je doute fort qu’il puisse convenir ici. Qui est-ce qui se rappelait en 1687 que Balzac avait parlé de Montaigne cinquante ans auparavant? Et d’ailleurs, il n’est nullement vrai de dire que Balzac « n’estimait Montaigne en aucune manière. » L’opposition de Malebranche et de Nicole est bien plus vraisemblable.

Voici un autre passage dont le sens n’est guère douteux, mais dont on hésite, par respect, à faire l’application à un grand nom devenu pour nous quelque chose de divin : « Certains poètes sont sujets dans le dramatique à de longues suites de vers pompeux qui semblent forts, élevés, et remplis de grands sentimens. Le peuple écoute avidement,.. il n’a pas le temps de respirer... J’ai cru dans ma jeunesse que ces endroits étaient clairs et intelligibles et que j’avais tort de n’y rien comprendre ; je suis détrompé. « Les clefs appliquent ce passage à Thomas Corneille. Mais La Bruyère se serait-il donné la peine d’écrire cette critique pour ce faible écrivain? L’application d’ailleurs se faisait d’elle-même ; et si La Bruyère ne voulait