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pureté de son héroïne et qu’il cherchait peut-être à la consoler et à la venger de persécutions cruelles et indignes. Cependant quelques mots de ce portrait même ne semblent-ils pas indiquer qu’il ne la trouvait pas tout à fait sans reproches? Autrement, pourquoi la louer de « la sagesse qu’elle aura un jour? » pourquoi dire que ses intentions sont meilleures que sa conduite? Ne peut-on pas croire que La Bruyère, en l’appelant « sur un grand théâtre où elle ferait briller toutes ses vertus, » voulait susciter et réveiller en elle un grand mérite qui dormait encore et n’attendait que les « occasions? » Il n’y a donc pas tout à fait contradiction entre le portrait de La Bruyère et l’histoire de la personne au moment où ce portrait a été écrit : une belle et jeune femme passe facilement pour persécutée, si son mari est un sot, ce qui pouvait bien être, et s’il avait des torts envers elle, ce qui est probable. Quelques légèretés pouvaient être pardonnées et n’ôter rien à la perfection du mérite.

Malheureusement si le portrait de La Bruyère pouvait avoir sa vérité en 1694, lors de la publication de la 8° édition des Caractères, il parait que dès la même année, la haute sagesse de la dame commença à se démentir : car ce, fut cette année même que commença son commerce avec l’abbé de Chaulieu, qui l’a chantée dans ses poésies et qui fut son amant. Ce fut elle qu’il célébra sous le nom d’Iris, et qui lui fut, dit-il, fidèle pendant « quatre ans. » Vers cette époque, elle le quitta pour un autre amant, le marquis de Lassay, dont nous avons les Mémoires, et celui-ci, dit-on, pour M. de Chevilly, qu’elle épousa en secondes noces en 1712, après la mort de son premier mari. On voit qu’Arténice, si du moins c’est bien Catherine Turgot[1], a bien peu donné raison à l’horoscope que La Bruyère avait tiré pour elle.

L’étrange contraste qui existe ici entre l’idéal et la réalité, et la désillusion qui en résulte pour nous, a suggéré à un ingénieux commentateur, M. Edouard Fournier, dans sa Comédie de La Bruyère, une interprétation originale. Suivant lui, le portrait est une sorte d’ironie et de leçon à l’adresse de la jeune femme. La Bruyère l’aurait opposée à elle-même, telle qu’elle était comme jeune fille dans sa pureté et son innocence, à ce qu’elle était sur le point de devenir au moment de la séparation judiciaire. Mais ce portrait ne peut s’appliquer à la jeune fille, Catherine Turgot s’étant mariée à l’âge de treize ans. C’est donc de la jeune femme qu’il s’agit ; or elle

  1. C’est ce qui a été contesté par quelques critiques, par exemple, M. Destailleurs, M. Desnoiresterres : ce qui nous paraît cependant confirmer le témoignage de Chaulieu, c’est qu’Arténice ou Arthénice est l’anagramme de Catherine.