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n’avait guère alors que trente ans. A quelle époque aurait-elle été la personne idéale qu’elle ne serait plus? Enfin, l’hypothèse est bien cherchée et bien artificielle. L’erreur de M. Fournier est tout entière dans ces prémisses : « Tant d’éclat dans l’éloge, dit-il, me mit en soupçon pour cet éloge même venu d’une telle source. Je me demandai si la malice pouvait ainsi abdiquer tout d’un coup. » — Mais une seule réflexion suffit pour expliquer le paradoxe, c’est que La Bruyère, malgré son âge et malgré sa malice, était amoureux, ou du moins sur la pente de le devenir; et il le fait entendre comme nous l’avons vu. Cela suffit pour que cette malice fût émoussée, sa clairvoyance trompée, sa misanthropie domptée. Il y a cependant dans la conjecture de M. Edouard Fournier un élément de vraisemblable : c’est lorsqu’il remarque que ce passage est donné comme un fragment : « Ce n’est qu’un débris d’émail, dit-il, où l’on devra chercher non une physionomie entière, mais un côté de physionomie. » — Peut-être, en effet, La Bruyère voulait-il indiquer à la jeune femme que ce « pur hommage » n’était pas toute la vérité, la vérité sans mélange. Comme Alceste, il idéalisait son idole, peut-être sans fermer les yeux sur ses défauts. Comme Alceste aussi, quand il la vit telle qu’elle était, il a dû avoir d’amers regrets et des retours cruels. Pour nous, c’est un regret aussi qu’on ait dépoétisé une si charmante figure ; voilà ce qu’on gagne à vouloir savoir le dessous des cartes; et il est bien fâcheux que, pour une fois que La Bruyère a voulu peindre la sagesse et la vertu, il se soit trompé.

Cependant, malgré cette dernière déception, il nous semble que cette étude des clefs de La Bruyère n’est pas tout à fait stérile. Elle nous montre quel fond réel a servi de substance à ces peintures brillantes. Ce n’est pas l’esprit seul qui a tissu ce livre : ce ne sont point des élucubrations créées artificiellement dans le cabinet; des êtres vivans et réels ont été vus, observés, pris sur le vif par le rival de Molière. Les peintres font souvent des études et des esquisses sur nature, qu’ils transportent ensuite en les combinant et en les transformant dans des œuvres d’un caractère plus général. Ainsi en est-il des grands observateurs de la vie humaine. Le particulier est pour eux le type du général : dans un homme ils voient les hommes. Les clefs de La Bruyère nous permettent avec un suffisant degré de vraisemblance de saisir ce procédé à sa source. Nous prenons l’observateur sur le fait. Ce n’est pas là seulement une curiosité frivole et une malignité inconsciente : c’est le besoin de comprendre qui nous guide et qui est par là satisfait.


PAUL JANET.