Chaque jour deux vieillards, mari et femme, venaient s’asseoir là. L’homme, le regard perdu comme dans la vision de choses lointaines et en dehors de ce monde, restait des heures silencieux à rouler dans ses doigts un chapelet dont les perles, une à une, tombaient toutes noires entre les plis de sa fustanelle blanche. Les jeunes gens se découvraient en passant devant lui, car c’était un soldat de l’indépendance, ainsi qu’en témoignait le ruban bleu de la grande guerre cousu sur sa veste.
Sa compagne, le visage ridé, les mains maigres et tremblantes, inspirait aussi le respect par sa physionomie de bonne vieille soumise au maître et dévouée à l’époux. Elle portait le costume des femmes de Mégare.
Ces bonnes gens, riches de quelque bien aux environs d’Athènes, outre la maison dont j’ai parlé avec son jardin, pouvaient se dire heureux. Rien n’eût manqué à leur tranquille vieillesse si Dieu et saint Isidore, bien souvent invoqués, avaient fait naître un enfant dans leur ménage ; mais le miracle de Sarah ne s’était pas renouvelé ; ils n’avaient après eux personne à qui léguer leur modeste avoir et la tradition de leurs vertus.
La Providence, qui n’abandonne jamais ceux qui l’implorent, y suppléa en fournissant du même coup à ces cœurs simples et craignant Dieu l’occasion d’exercer leur charité.
Les Crétois s’étaient révoltés contre l’éternel oppresseur, et, comme toujours, le gouverneur envoyé de Stamboul noya l’insurrection dans le sang. Nombre de villages n’avaient plus d’habitant. Un entre autres, glorieux par la résistance désespérée qu’y opposèrent les femmes même, fut entièrement détruit, et, sous les décombres fumans, une petite fille, à peine âgée de six ans, fut seule retrouvée respirant encore. Un pêcheur l’emporta dans sa barque et l’amena à Athènes.
Notre couple de bons vieillards, ému de pitié, n’hésita pas à recueillir l’enfant, qui dès ce jour devint, pour employer la belle expression en usage chez les Grecs, la fille de leur âme (psychocovi).
Encore cette paternité toute spirituelle ne suffit-elle pas longtemps à leur besoin de tendresse. Ils trouvèrent plaisir à se persuader qu’il leur était né une fille dans leurs vieux jours, et les soins, les caresses, le dévoûment dont ils entourèrent leur pupille surent effacer peu à peu les visions sinistres dont le meurtre de sa famille, l’horreur de la guerre et de l’incendie avaient effrayé son jeune cœur.
Zoïtsa, — c’était le nom de l’orpheline, — paya tout en une seule fois ; elle leur donna les doux noms de père et de mère.