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UN DÉPARTEMENT FRANÇAIS.

était magistrale, les phrases d’une longueur démesurée, les faits noyés dans la pompe des maximes générales. Mais l’auteur des lettres représentait fidèlement la moyenne de sa génération. Cet homme, qui, dans les dernières années de sa vie, passait pour le légitimiste le plus ferme, avait été pourvoyeur aux armées en 1806, maître des postes en 1814, et il sollicitait une place de sous-préfet pendant les cent jours. Son langage, tout gonflé au début de l’emphase révolutionnaire, prenait à la fin une teinte religieuse. Il était parti de Diderot pour arriver à Joseph de Maistre. Après avoir cru à tant de choses et subi de si cruels démentis, après avoir épuisé toutes les formes de l’enthousiasme et de l’indignation, il s’était arrêté sur le seul terrain qui ne se dérobât pas. L’ancienne bourgeoisie dirait volontiers, de même qu’un vieux prêtre qu’on poursuivait d’objections théologiques : « Je suis lasse de controverses. Laissez-moi me reposer dans une foi quelconque et en jouir, avant de mourir. »

Ainsi la bourgeoisie des villes, moins apte au gouvernement que celle des campagnes, vit comme étrangère au reste de la nation. Elle est assurément fort respectable, et elle a de grandes vertus privées. Mais elle ne sait ni grouper les hommes, ni les conduire. Hardie dans ses jugemens, timide dans ses actes, elle forme des coteries, c’est-à-dire des petits conservatoires de traditions étroites, et non des associations fécondes, exposées à l’air libre. En offrant à la foule un idéal contraire à ses aspirations, elle se condamne d’avance à l’avortement. Elle se réfugie alors dans une indifférence hautaine, et, comme tous les vaincus, se console de l’inaction par des railleries. Même les habitudes laborieuses d’une partie de ses membres tournent contre elle et ne la préparent pas à la vie publique. Ses aptitudes professionnelles manquent d’élasticité et de variété. Lorsque, après fortune faite, ce petit courant d’activité s’arrête, il ne reste plus rien. Un bourgeois ressemble alors à une pendule dont on ôterait le balancier. Il cesse de marquer l’heure. Dans l’ordre social, ces mœurs comportent un certain appauvrissement. Si l’on juge les hommes par l’idéal qu’ils poursuivent, celui de la bonne société est un personnage contenu, court de geste, craignant le ridicule, dépourvu d’autorité virile, analysant ses passions et s’abandonnant à des rêveries sans but. La religion du moi peuple le monde et les livres d’Olympios en habit noir. Quant à la morale courante, c’est le manuel de la civilité puérile et honnête. Elle demande moins de rigidité que de correction, proscrit les émotions trop vives, les opinions trop libres et les passions trop fortes. Cette sagesse mesquine, auprès de l’audace populaire, c’est le parfum discret d’un jardin de curé à côté des âpres senteurs de l’océan.