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de préparer la réponse, en condensant dans quelques mots bien nets l’idée vague qui flottait dans les esprits. Que les adorateurs de la souveraineté populaire ne s’y trompent pas : ils font comme les autres, et leurs discours-programmes ne sont que des procédés lort connus pour faire dire à un pays ce que souvent il ne veut pas dire. Les gi-ands politiques se distinguent par le don de saisir et de mettre en lumière la passion dominante, les vœux oliscurs d’une loule. Les brouillons prennent la rumeur de leur cerveau pour le bruit de l’océan.

La troisième partie de l’œuvre politique, et la plus ignorée, c’est de gouverner. On trouve encore chez nous des observateurs pénétrans, même des tribuns : mais les hommes d’état sont rares. Il faut s’élever au-dessus des intérêts de parti, braver l’impopularité, engager des entreprises dont la génération présente ne recueillera pas le fruit, accepter franchement la responsabilité de ses actes. Les individus ont la vue courte et une existence bornée, tandis que la patrie, qui ne meurt point, développe son action à travers les siècles. N’allez donc pas, si vous fondez une Algérie ou un Tonkin, dire au suffrage universel : C’est toi qui l’as voulu. Votre gloire, au contraire, est de voir plus loin que lui. Et, puisqu’il faut à toute force parlementer avec ce maître ombrageux, n’essayez pas d’expliquer en détail, avec des chilTres, le bénéfice immédiat de l’opération. Vous seriez infailliblement battu. Parlez d’honneur national ; demandez s’il faut laisser péricliter l’héritage transmis par nos pères ; en un mot, faites vibrer les sentimens larges et simples, et agissez : la foule suivra.

En résumé, le suffrage universel n’est ni meilleur ni pire que la plupart des souverains. Il a, comme eux, ses courtisans et ses flatteurs. Comme eux, distrait par ses plaisirs ou par ses intérêts, il abandonne quelquefois la conduite des affaires à d’indignes favoris. Mais souvent aussi il obéit à des inspirations généreuses, et il écoute les vrais serviteurs, qui lui arrachent des résolutions viriles. Il est même asst z bon prince, car il souffre qu’on lui dise en face toutes ses vérités, et ses détracteurs ne s’en font pas faute. D’ailleurs, tout régime, quel qu’il soit, vaut moins par lui-même que par la manière de s’en servir. Supposons un instant que l’établissement monarchique n’ait jamais existé, et qu’un législateur le propose en ces termes : Les intérêts de 30 à hO millions d’hommes seront confiés à un seul d’entre eux, c’est-à-dire à un composé d’un peu d’âme et de boue. Cet être privilégié, soumis aux mêmes entraînemens que ses semblables, sera de plus exposé au vertige du pouvoir absolu. Sur un signe de sa main, tout un peuple ira affronter la mort… Une pareille conception politique ne