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préférons nous taire sur le second, qui nous montrerait trop tristement ce que devient un poète sur le lit de Procuste des exigences scéniques. S’il y a un auteur dramatique en Tennyson, il faut le chercher dans son « théâtre impossible, » dans ses trois drames non joués : Becket, Harold et la Heine Marie.

Voici le système dramatique de lord Tennyson : mettre en scène et développer simultanément l’histoire d’un grand événement national et celle d’une passion individuelle ; entre-croiser ces deux intrigues, les enrouler l’une autour de l’autre, de façon que tantôt la politique gouverne l’amour et tantôt l’amour entraîne la politique, et les faire converger vers la catastrophe commune. Système excellent lorsque les deux élémens du drame s’amalgament naturellement ; système détestable lorsque le rapprochement est artificiel. La Reine Marie se trouve dans le premier cas ; Harold et Becket, dans le second.

Dans la Reine Marie, un double problème se pose. Marie réussira-t-elle à épouser Philippe d’Espagne et à se faire aimer de lui ? L’Angleterre croira-t-elle ou ne croira-t-elle pas à la « présence réelle ? » Si l’on songe à la prodigieuse complexité des opinions, des intérêts et des passions qu’un tel sujet met en jeu, et qui s’entrechoquent comme des épaves dans une eau trouble, s’étonnera-t-on que l’auteur n’ait pu maîtriser tant d’élémens divers et qu’il ait construit une véritable tour de Babel ? Cardinaux romains et docteurs calvinistes, courtisans espagnols et diplomates wallons, seigneurs grands et petits, mendians, aldermen, bourgeois, soldats, paysans, prélats et poissardes : ce n’était pas trop d’un Shakspeare pour mettre tout ce monde en branle et lui donner la parole.

Lord Tennyson n’a fait mourir aucun de ses personnages sur la scène. Néanmoins, la mort étant un facteur d’émotion dont il ne pouvait se priver, il a eu recours à des récits, moyen médiocre et auquel on ne peut revenir deux fois. Il serait plus difficile encore de justifier ces longs commentaires sur les événemens, mis dans la bouche d’obscurs comparses, qu’on prendrait pour des spectateurs égarés sur la scène. Retranchez les hors-d’œuvre historiques et théologiques, les dissertations morales, les sermons, les discours, les séances du parlement, du conseil de ville et du conseil privé, que restera-t-il ? Trois caractères, Elisabeth, Philippe et Marie.

Elisabeth demeure, sinon au second plan, du moins un peu en arrière du premier. Ce n’est qu’une esquisse, mais les contours en sont fermement tracés. Bel esprit, orgueil, malice et coquetterie, tous les traits du caractère s’y trouvent ; mais, avertie par le sort de Jane Grey et rusée comme on l’est quand on joue sa tête, elle s’enveloppe de réticences, s’arme de raillerie, cache ses qualités comme ses défauts, contient son énergique vitalité. Un je ne sais quoi de